EN SUIVANT LES TRACES …
*
« Je m’éveille le matin
avec une joie secrète, je vois la lumière avec une espèce de ravissement. Tout
le reste du jour, je suis content. »
Montesquieu
- Que vient faire ici
cette citation : Rien à voir avec ce qui va suivre … Eh ! Eh !
... À y regarder de plus près !
Je sais le désir d’aller droit devant …
Sais-tu le chemin ?
Je sais le désir et la soif
La colline blanche
La pierre qui roule
Je sais
La soif et le désir d’aller
Aller jusqu’à ce buisson
Jusqu’à cette fleur jaune
Là
Jusqu’à cette roche
D’où vient le temps
Où se courbe la trace
Je sais le désir des
abeilles
Et le désir des moutons
Du lézard ocellé
Et le désir de la pomme
Je sais le désir de l’iris
et celui
De la fleur de glais
Je sais l’envie de tout
voir
De tout entendre et de tout
sentir
De tout connaître
Je sais le désir d’aller
droit devant
De trouver l’endroit
Où l’ange m’attend
Il est un village
À peine un hameau
Quelques maisons aux toits
de lauzes
Un châtaignier chargé de
siècles
Un clair ruisseau y court
À peine une rigole
Je sais après quel tournant
Sur la place de l’église
Coule une fontaine
Je ne sais dans quel vallon
Un ange me fera signe
Et me tendra la main.
Mais si l’arbre a été
coupé ?
Le pas est souple maintenant que la pente
est moins rude
À perte de vue les collines arrondies
Caillouteuses,
Vagues figées, les unes ayant couru après
les autres
Bleues
Dans le lointain les toits de la maison
forestière
Le belvédère haut perché sur ses pattes
grêles
Le sentier étroit s’enfonce dans la forêt
de mélèzes
Troncs droits et serrés, sans autres
branches qu’à la cime
Sombre
Air rare
Oppressant
Des morilles en grand nombre sur les
bas-côtés mais
À quoi bon les cueillir ?
Cela fait cinq heures que marche Iago,
sans voir un homme
Ni une femme, ni un oiseau, ni un animal
quel qu’il soit
Pas une habitation, pas une hutte
Le chemin n’est plus qu’une étroite
saignée
Iago marche au fond d’une tranchée et le
ciel, en haut, lui-même est invisible.
Le bûcheron coupe les mélèzes pour en
faire des poteaux,
des poteaux télégraphiques, des poteaux
électriques,
très hauts, très droits, sans nœuds.
À droite et à gauche les troncs sont
tellement serrés qu’ils occultent la vue
Tranchée, vous disais-je !
De loin en loin deux lignes horizontales
sont peintes sur un tronc ou un poteau
L’une rouge, l’autre blanche
Ce sont balises de grande randonnée
Mais si l’arbre a été coupé ?
Si le poteau est tombé ?
À la patte d’oie, quel chemin ?
Un
jour, j’ai dévalé jusque dans les oliviers
On
peut vivre plusieurs vies à la fois. Il suffit de changer de peau. Quand
j'étais interne au collège de Lorgues, dans les collines du Var, je changeais
de peau chaque fois que je gagnais le "champ d'euf", comprenez le
champ de football, qui était plutôt un vaste terrain vague, sur lequel, en
principe, nous n'avions pas le droit d'aller sans être accompagnés. Je
m'organisais et, compte tenu des facilités offertes par "mon emploi du
temps", je parvenais à m'échapper de plus en plus souvent. J'avais repéré
les pièges à ressort que certains de mes condisciples posaient dans l'herbe,
amorcés d'une miette de pain ou d'une grosse fourmi. On piégeait beaucoup les
petits oiseaux en Provence, pour les faire griller en brochettes. Le piégeur se
faisait une gloire de ses prises ... Moi, je détendais les ressorts et je
désamorçais les pièges.
C'était
de l'autre côté du "champ d'euf" que je changeais de peau, très vite.
_"
Changer de peau ...Tu vois ce que je veux dire ? ...
Le
coeur qui se dilate, le sang qui pétille et court plus vite. Le corps qui
devient plus léger ... Ce n'est pas seulement la peau qui change.
Petits
murets en pierres sèches formant terrasses sur les pentes, cailloux tranchants,
et les amandiers ... Des vignes devenues un peu sauvages, des buissons, des
oliviers aux feuillages argentés ... Parfois un chêne-liège à l'écorce épaisse
et gercée ... Tu cours, tu cours, tu dévales vers le bas: Facile : Ce n'est
qu'un rythme à prendre. Tu ne cours pas, tu sautes, comme une chèvre. À peine
le temps de toucher le sol ... Un coup de talon, tu décolles à nouveau ... On
dirait qu'il t'est poussé des ailes ! Il suffit d'avoir l'oeil juste : Il faut
choisir l'endroit exact où le pied va toucher le sol ... Il va le toucher si
peu ! ... Personne pour regarder. Seul j'existe.
Les
terrasses sont trop hautes, trop sèches, trop caillouteuses, trop étroites,
personne ne les cultive plus. Seuls y demeurent les oiseaux et les sauterelles
qui jaillissent du sol dans le soleil ... À peine le temps de les apercevoir
dans le soleil, d'entendre leur bruissement ou leurs cris. Les cigales, elles,
chantent, chantent … On ne les voit pas, mais l'air entier est un chant de
cigales. Parfois, elles chantent tant qu'on ne les entend plus.
Si
le rythme est bien pris, tu ne t'essouffles même pas : Le talon tape, et c'est
reparti ! En fait, l'élan n'est jamais interrompu. Tu dévales la pente en
oblique ... Pas à la verticale : La descente dure plus longtemps, pour le
plaisir. Un caillou branle sous le pied ? _ Tu l'as déjà abandonné avant qu'il
ne chute. Le bonheur, quoi !
Jusqu'en
novembre et, si tu as un peu chance jusqu'en décembre même, tu peux trouver
quelque chose à grappiller dans les vignes ... Tu as déjà goûté ces raisins
flétris à force de mûrir, gorgés de sucre et de parfums ? Parfois tu trouveras
aussi des figues et des amandes, laiteuses ou un peu durcies. Le bonheur ! ...
Le bonheur, au parfum du ciste, de la lavande, du romarin et du jasmin.
Un
jour, j'ai dévalé jusque dans une plantation d'oliviers. Des femmes
s'occupaient à récolter les fruits, violets à force d'être mûrs, presque noirs,
gras, sentant bon ! Certaines tendaient des couvertures, en les tenant par les
coins. D'autres étaient montées dans les branches ; Elles jetaient les olives
dans les couvertures afin qu'elles ne s'abîment pas. Je grimpai. Je cueillis
les olives. Lorsque je repartis, on me donna des biscuits et un verre de vin
rosé. Le bonheur !
Revenu
au "champ d'euf", il me fallut quelque temps pour reprendre mes
esprits : Pas facile de changer à nouveau de peau ! J'en avais la tête qui
tournait _ "Calme-toi, mon coeur" _ Je me glissai dans une salle de
classe ...On y parlait de quoi ?
Au
collège, personne, jamais, ne me reprocha mes escapades. Est-il possible que
personne ne s'en aperçût ? _ Si c'est intentionnellement qu'on a fermé les
yeux, on a bien fait : Ce sont ces escapades qui m'ont permis de revêtir enfin
ma propre peau, incomparable à celle des autres ... Et de m'y trouver à l'aise
un jour !
Nous marchions à tout petits
pas
Seigneur, Seigneur
Nous avons peiné au flanc
de l'âpre mont
Seigneur
Le brouillard cachait la
vallée
Le roc tout à la fois
Était luisant et sombre
Nous mettions nos pas
Dans les pas des anciens
Nous écoutions sonner les
chutes
Nous avons marché dans les
névés
Nous avons marché dans les
feuilles mortes
Nous n'avons rencontré âme
qui vive
Hormis celles des Preux
Du Saint Empire Romain
d'Occident
Les vautours planaient
Sur les champs de bataille
Nous courbions l'échine
Seigneur
Nous n'avions nul abri
Aux cailloux du chemin
Seigneur
Nos pieds ont été blessés
Les pluies nous ont lavés
Mais nous n'avions ni
craintes ni regrets
Nous allions vers le midi
À tout petits pas
Ne cherchant rien de précis
Espérant seulement
Aller pour le moment
jusqu'à cette borne là
devant
Nous avons chu souvent
Dans la boue humide
Où bien d'autres ont roulé
Depuis plus de mille ans
Nous sommes parvenus,
Seigneur
Au pied de Ta maison
Aux creux du sombre vallon
Ruisseau clair hautes
murailles
Vastes toits d'ardoises
noires
C'était bien ta maison ?
Le moulin tourne-t-il encore ?
La
seule fois où je revins au château, à l'aube, quand je m'éveillai dans mon
fossé au bord de la route, me redressant, je m'aperçus que je me trouvais au
pied de la butte du moulin. Son nom m'échappe et j'enrage de ne pas pouvoir le
retrouver. Il appartenait à Monsieur le Marquis. On y pressait les olives. Je
ne saurais lui attribuer un âge : Il surgissait du fond des temps. Odeur des
fruits écrasés par la meule verticale et qui tournait ... Parfum un peu acide.
Fruits écrasés et réduits en pâte violette. Les ouvriers la tassaient dans des
couffins en forme de couronnes qu'ils entassaient sur le pressoir. On entendait
grincer la roue à aubes, dans le cours du ruisseau. Les axes en bois d'olivier
sans âge tournaient, luisants, forts, indestructibles. L'huile vierge coulait.
Mille parfums ! Nous étions sortis de la durée, sortis du temps ! Le moulin
existe-t-il encore ? Le moulin tourne-t-il encore ?
Quarante-cinq
ans ont passé. Les feuilles des oliviers sont toujours argentées sur une face,
vertes sur l'autre. Le vent les agite. La terre est rouge toujours. Passent les
années, se transmettent les noms, perdurent les vignes et les arbres. Y a-t-il
des perdrix encore, aux pentes du Thoronet ? Rappellent-elles leurs pouillards
? Le faucon crécerelle décrit-il encore des cercles au-dessus des ravins et
siffle-t-il encore ?
À
droite, du collège, juste à le toucher, il y avait une fabrique de tomettes.
L'argile rouge, malaxée,broyée, diluée, reposait dans de grands bassins. Elle y
prenait consistance, se ressuyant au soleil. Qui dira la douceur de l'argile
rouge quand la main se referme ? Comme il se doit, les tomettes étaient
hexagonales, cuites, lisses, mates, elles étaient empilées et rangées avant
l'expédition. Splendeur de l'humble tomette, fruit du travail des hommes !
Terre devenue autre chose que de la terre, et cela, depuis la nuit des temps !
Les tomettes, les couffins de paille tressée dans lesquels on pressait les
olives, les
bassins,
les oliviers millénaires ... hors du temps, comme les tours du château, comme
les murs de la 'Grande Bastide" . Pourquoi faut-il qu'à présent, ces
repères soient pour moi perdus ?
L’impression très étrange de
pénétrer dans un autre monde
Comment dire ?
C’est un monde minéral
En quatre jours, j’ai vu un
seul oiseau
Un rêve très étrange
L’impression de planer sur
un tapis volant
Je glissais au-dessus d’un
fleuve couleur d’étain vieilli
Et le ciel aussi était
d’étain
On n’en voyait d’ailleurs
qu’une lanière découpée
Tout en haut
Comme un couvercle
faiblement halogène entre les falaises abruptes
Vertigineuses
Le navire avançant tout au
fond d’une monstrueuse
faille de rocaille grise
La nuit, parfois,
scintillaient de froides étoiles
Arbres morts
Labyrinthes de très étroits
canaux
Fronts des glaciers bleus
Bouées noires
Et l’épave d’un navire
écorché
Glaçons partant à la dérive
Chutes d’eau
Pas une fumée
Pas une cabane
Pas une vie
L’impression très étrange
de pénétrer dans un autre
monde
J’avais rêvé de grands
voiliers à trois ou quatre mâts
De baleines et de rorquals
D’albatros
Rien
Rien que le canal lisse
Unicolore
Muet
J’avais rêvé d’orpailleurs
De trappeurs
De guanacos en liberté
Je n’ai rencontré rien de tout
cela
Mais j’ai contemplé
L’indicible et effrayante beauté
Taaroa était
son nom
"Au
commencement, Dieu créa le ciel et la terre.
La
terre était comme un grand vide, l'obscurité couvrait l'océan primitif, et le
souffle de Dieu agitait la surface de l'eau. Dieu dit alors : " Que la
lumière paraisse" et la lumière parut. Dieu constata que la lumière était
une bonne chose et il sépara la lumière de l'obscurité. Dieu nomma la lumière
jour et l'obscurité nuit. Le soir vint, puis le matin ; ce fut la première
journée.
Dieu
dit encore : " qu'il y ait une voûte, pour séparer les eaux en deux masses
!" Et cela se réalisa. Dieu fit ainsi la voûte qui sépare les eaux d'en
bas de celles d'en haut. Il nomma cette voûte ciel ... "
_" Mais qu'est-ce que vous nous racontez
là ? C'est la Bible !"
_
" Exactement. Je suis content que tu l'aies reconnue. Il s'agit du récit
de la Genèse, c’est-à-dire de la création du monde dans notre imaginaire
chrétien. "
_"
Mais, je croyais que tu devais nous dire des contes polynésiens ? "
_"
Justement. Lorsque les grands navigateurs européens, Cook, Wallis, Bougainville
arrivèrent dans les îles de Polynésie, ils crurent avoir en face d'eux des
sauvages ... Ils disaient des Indiens. D'autant que des quantités d'histoires
se mirent aussitôt à courir : " Les Indiens sacrifiaient à des dieux
étranges, dansaient devant des masques sculptés, égorgeaient des victimes
humaines, organisaient même des agapes barbares au cours desquelles ils
cuisaient et consommaient de la chair humaine. " On l'avait vu. On l'avait
entendu dire. On le savait ...
_
Qu'est-ce que tout cela peut bien avoir à faire avec la Bible et pourquoi nous
parlais-tu de la Genèse ?
_
Écoute bien ce que je vais te raconter maintenant. Il ne s'agit plus d'un
chapitre de la Bible ...
-
" Il était.
Taaroa était son nom.
Il
se tenait dans le vide : Point de terre, point de ciel, point d'homme.
Taaroa
appelle aux quatre coins de l'Univers.
Rien
ne répond.
Seul
existant, il se change en Univers.
_
" Oui, bien sûr, il y a quelque chose qui ressemble à ce que dit la Bible,
même si ce n'est pas tout à fait la même chose ... "
_
" Et tu remarqueras que, contrairement à ce que l'on a toujours dit, cette
religion " de sauvages " est une religion monothéiste. Tout vient de
Taaroa, qui existait avant toute chose et avant tout être. Les autres dieux ne
seront que des émanations de Taaroa, en quelque sorte, ils exprimeront les
attributs de Taaroa. Ceux qui ont été choqués par la foule apparente des dieux,
par les exploits des héros et des géants ont-ils pensé que nous célébrons
nous-mêmes les exploits de Josué, (qui arrêta le soleil), de David, (qui tua le
géant Goliath avec sa fronde), de Samson, (auquel une femme enleva sa force en
lui coupant les cheveux ... Mais il lui en restait suffisamment pour faire
s'écrouler sa prison ! ) ... Nous n'avons pas besoin de remonter à la
mythologie romaine, ni à la mythologie grecque : La Bible est remplie de
merveilles et d'exploits : Qui ouvrit un passage à travers la Mer Rouge pour toute
une armée ? Qui fit jaillir une source en frappant de sa canne sur un rocher ?
... Je continue :
"
Taaroa est la clarté.
Il est le germe.
Il est la base.
Il est l'incorruptible.
L' Univers n'est que la coquille de
Taaroa.
C'est
lui qui le met en mouvement et en fait l'harmonie."
_
" Bien sûr ... Bien sûr ... C'est une interprétation un peu particulière,
mais ce n'est pas plus bête que ce qu'exposent d'autres religions, que nous
n'avons jamais appelé des religions de sauvages. Et tu connais beaucoup
d'histoires de dieux, de demi-dieux et de géants?"
_
" Il y en a une foule. Je suis loin de les connaître toutes. Du reste,
personne ne peut prétendre les connaître toutes : Les Polynésiens ne
connaissaient pas l'écriture (Sauf les Pasquans peut-être, mais on ne sait pas
déchiffrer les tablettes qu'ils nous ont laissées ...).
Ils
se transmettaient toutes ces histoires oralement .
Des
sortes de prêtres étaient chargés de les apprendre par coeur et de les réciter.
Lorsque les Européens sont arrivés en Polynésie, beaucoup d'histoires sacrées
s'étaient perdues. On n'a pu en sauver que quelques-unes... Mais écoute, par
exemple, je vais te raconter l'histoire du déluge.
_
"L'histoire du Déluge ! Ah ! non, cette fois-ci, tu exagères : Le Déluge,
c'est dans la Bible qu'on en raconte l'histoire ... Avec celle de l'arche, de
Noé et de la colombe ! "
_
" Toutes les religions, ou presque, racontent qu'il y a eu un déluge qui a
recouvert la terre : Il n'y a pas que la nôtre !
Pour une geisha de Nagasaki
Invente-moi la rose
La rose
Poète
Mais le népenthès ...
Aux champs de Marne
Guadalquivir
Guadalcanal
Argile et pluie
Le népenthès
Mangeur de chairs ...
Invente-moi
Poète
Invente-moi la rose
Dans les roseaux d'Annam
Les marigots
Du Maroni
Dans le Chemin des Dames
Ou bien
Au Bois d'Ailly
Poète
Pour une geisha
Invente-moi la rose
De Nagasaki.
Chanson
« Nous irons à
Valparaiso
Good by farewell
Good by farewell
Hardi les gars, vire au
guindeau
Hourra pour Mexico … Oh,
Oh, Oh ! »
Alors les eaux montèrent
Mais
écoute plutôt, l'histoire telle que les Polynésiens la racontent :
-
« Le dieu Roua Hatou dormait au fond des mers, dans un endroit qui lui
était consacré et où personne n'avait donc le droit de se rendre. Un pêcheur
commit l'imprudence d'y aller pêcher. Son hameçon s'accrocha, par malchance,
aux cheveux du dieu. Le dieu se réveilla. Furieux, il monta à la surface pour
voir qui avait eu l'audace de troubler ainsi son sommeil. Quand il vit que le coupable
était un homme, il décida aussitôt que toute l'espèce humaine périrait pour
cette insulte.
Le
vent souffla avec fureur. Les eaux s'élevèrent avec une rapidité effroyable. La
terre trembla. Des flammes en sortirent de toutes parts. Des masses de rochers,
projetées dans les airs, retombaient comme une pluie.
Dans
l'horreur de pareilles scènes, les hommes coururent, les uns vers les
montagnes, les autres vers les lieux sacrés et tout particulièrement vers les
marae*, pour y implorer la clémence des dieux. Mais tous furent écrasés par les
rochers, enveloppés par les vagues, qui les rattrapaient dans leur course ...
Ou engloutis dans la terre, qui s'effondra sous leurs pieds.
Ce
qui est le plus curieux, c'est que le seul homme qui fut sauvé ... Ce fut le
pêcheur qui avait mis le dieu en courroux : Parbleu, il était sur sa pirogue,
en plein océan! Il échappa à la catastrophe et sa famille aussi, qui se
trouvait également dans la pirogue. Le dieu lui dit d'aller sur le Toa marama,
qui est une montagne très haute ...
( Mais certains disent que le Toa marama était un canot -)...
Alors,
les eaux montèrent encore, couvrirent les montagnes les plus élevées, firent
périr tous les êtres vivants, à l'exception de ceux qui étaient sur le Toa
marama .
*(marae
: Lieu saint, aménagé pour la célébration des cultes.)
Ce
furent eux qui repeuplèrent la terre quand les eaux furent redescendues. "
_
" Oui, évidemment, cela ressemble bien à l'histoire du déluge et de Noé
... Encore que ... Je constate qu'ici, il s'agit d'une montée des eaux ; il ne
s'agit pas de pluie. Et puis, peut-on croire qu'à bord d'une pirogue, un
pêcheur ait pu emmener sa famille et ... un couple de chaque espèce animale?
"
_
" Eh ! Pourquoi ne le croirait-on pas aussi bien que lorsqu'on parle de
l'arche de Noé ? "
_
" Et tu pourrais nous raconter d'autres histoires comme cela ? "
"Il
y en a des quantités ! J'en sais quelques-unes. J'ai déjà raconté ailleurs
l'histoire de Maui, qui tira la terre du fond des eaux en la pêchant avec sa
ligne et un hameçon …
Des pas, des pas, des pas
Et le vent le vent le vent
Et le temps le temps le
temps ...
Sandales
Bottes de cuir
Galoches de bois
Pieds nus
Des pas des pas des pas des
pas
Il faut pourtant que tu
marches
Sur les os du temps
La poussière et la cendre
Les graviers de granit
Il faut pourtant que tu
marches
Sur les os du temps
La dune est poussée par le
vent
La vague échevelée
Se brise et s'étale
Une autre vient
Le soleil marche devant
Puis vient la lune
Minuit
Une heure
Deux et trois
N'étaient les carillons
Je haïrais les horloges
Cartels
Les pendules et les montres
Sandales
Bottes de cuir
Galoches de bois
Pieds nus
Des pas des pas des pas des
pas
Il
faut pourtant que tu marches ...
De manière à ce que le jour et la nuit fussent de mêmes durées
Mais
il faut ajouter que Maui s'aperçut que les hommes souffraient du trop grand
éloignement du soleil. Il constata qu'ils vivaient tristement, plongés dans une
obscurité profonde ... Les fruits eux-mêmes ne mûrissaient plus ... Maui arrêta
cet astre et régla son cours, de manière à ce que le jour et la nuit fussent de
mêmes durées ... "
_
" Tu l'as dit : Josué aussi, arrêta le soleil ... Mais ce n'était pas pour
la même raison : Il livrait bataille et c'est pour avoir le temps de gagner
cette bataille qu'il interrompit la course du soleil vers le couchant pendant
un jour entier... Les motivations de Mauï valent bien celles de Josué !"
_
" Je pourrais également te raconter une histoire de géant. On en trouve
dans la Bible ... Ne serait-ce que lorsqu'il s'agit de Goliath, que vainquit
David avec sa fronde ... Mais on en trouve aussi dans presque tous les récits
qui font la base des multiples religions : Qu'il s'agisse de la mythologie
grecque ou de l'épopée du Ramayana des Bouddhistes ...
Les
Polynésiens, eux, racontent que Rouanoua ( La tête chauve ...) était un monstre
si laid qu'il se cachait dans la mer tout au long du jour. Il n'en sortait,
pour voir sa femme, qu'au cours des nuits obscures. Il était si grand qu'on lui
coupa, sans parvenir à le tuer, plusieurs morceaux de la tête, gros comme des
rochers ...
Fanoura,
lui, était d'une si belle taille que sa tête touchait aux nues tandis que ses
pieds touchaient au fond de la mer.
Fatauhi
était si grand qu'aucune pirogue ne pouvait le contenir. Quand il voulait
voyager sur la mer, il lui fallait des radeaux composés de plusieurs centaines
d'arbres.
"Fanaoura
et Fatauhi, allèrent ensemble à Éiva, terre aujourd'hui inconnue, pour
combattre le monstre bouaa hai taata ( Le cochon qui dévorait les hommes ... ),
la terreur de tous ceux qui approchaient de cette île ... Fatauhi se sauva à son approche, mais Fanaoura
lui fit face, l'attaqua, le vainquit. Il s'empara de l'île après avoir tué
trois des quatre chefs, des géants comme lui, qui se la partageaient ... Le
quatrième ne parvint à s'échapper qu'en se précipitant dans la mer et en se
changeant en serpent ..."
_
" Ah oui, alors là, nous sommes en plein dans les histoires qui racontent
les exploits d'Héraclès tuant l'hydre de Lerne, ou celles qui racontent les
combats contre les dragons ..."
_
" Oui, mais nous sommes aussi en plein dans les histoires qui racontent
comment Saint-Georges vainquit le démon ..." Il s'agit toujours là de
mythologie sacrée. Quel que soit le peuple, En quelque endroit qu'il habite, on
voit bien qu'il y a pour lui nécessité de vaincre les mêmes craintes,
d'expliquer les mêmes phénomènes ..."
_
" Trouve-t-on, dans les légendes polynésiennes, quelque chose qui soit
l'équivalent de notre Paradis-Terrestre ?"
-"
Écoute ... Et tu jugeras toi-même...
_
" Dans les vallées sacrées de Na Kauvandra, près de l'antre où habitait le
dieu Ndengeï, le Kitu, pluvier, construisit un nid et y déposa deux oeufs ...
Le
dieu découvrit le nid. Il admira les oeufs et eut l'idée de les couver
lui-même. L'incubation donna naissance à un garçon et à une fille.
Après
les avoir placés sous l'ombrage d'un gigantesque arbre que l'on dénomme vesi,
il veilla à ce qu'ils fussent nourris sous sa protection spéciale, pendant cinq
ans.
À cet âge, ils étaient séparés par l'énorme tronc de l'arbre, mais le garçon,
regardant autour de lui avec curiosité, aperçut bientôt la fille, à laquelle il
s'adressa en lui disant :
_"
Le Grand Ndengeï nous a couvés pour que nous peuplions la terre ..."
-"
Comme Adam et Éve ! "
_"
Exactement ! ... Un jour, le dieu commanda à la terre de se couvrir d'ignames,
de taros et de bananes, destinés à leur servir de nourriture. Il lui commanda
ensuite de produire du feu, pour qu'ils puissent se garantir du froid et cuire
leurs aliments ... Ils mangèrent d'abord les bananes crues, comme elles avaient
poussé, mais le dieu leur recommanda de commencer par faire cuire les ignames
et les taros avant de les manger. Ainsi le premier couple vécut, abrité par le
feuillage de l'immense vesi, protégé par le grand dieu Ndengeï, se nourrissant
de bananes, d'ignames et de taros, jusqu'à ce qu'ils deviennent complètement
adultes. Alors ils devinrent mari et femme et leurs enfants peuplèrent la terre
entière...
_
"Il y a deux choses que la légende polynésienne ne dit pas :
Le
premier couple resta-t-il au "paradis" ou en fut-il chassé par la
suite ?
Pourquoi
les hommes sont-ils devenus mortels, puisqu'ils sont les enfants d'un dieu qui,
lui, est immortel? "
_"L'homme
commit l'imprudence d'aller pêcher dans un endroit consacré à la divinité ...
Souviens-toi ...
_"
Le vent souffla avec fureur ... Les eaux s'élevèrent avec une rapidité
effroyable. La terre trembla, des flammes en sortirent de toutes parts ... Des
masses de rochers, projetées dans les airs, retombaient comme une pluie ...
"
_"
C'est de cette façon que l'homme fut chassé du Paradis ... Mais on ne dit pas
qu'il y perdit l'immortalité ... "
Quand
les fils du premier homme s'occupèrent à enterrer leur père, un dieu se montra
à eux et leur demanda ce qu'ils faisaient là. Ils lui répondirent :
_"
Notre père est mort et nous l'enterrons. "
_
" Non pas, non pas, dit le dieu. Il ne faut pas enterrer votre père. Il
n'est pas mort. Retirez son corps."
_
" Il y a quatre jours qu'il est mort. Il nous faut bien l'enterrer !"
_
" Votre père n'est pas mort. Enlevez son corps ! "
Alors
le dieu se mit en colère. Il dit aux deux fils du premier homme :
_
" Écoutez la parole des dieux : La banane verte est enterrée pendant
quatre jours et, quand on la sort de terre, elle est mûre et meilleure
qu'avant. Il en eut été de même de votre père si vous aviez enlevé son corps de
la terre comme je vous l'ordonnais et, de la sorte, il serait resté en vie,
avec vous et vos enfants.
Mais vous avez désobéi à mes
commandements, les commandements des dieux. C'est pourquoi vous serez tous
mortels. Que la mort soit donc avec vous tous : Mort à votre père, mort à vous,
ses fils, mort à vos enfants après vous, mort à l'homme et à la femme. Tous,
tous, vous mourrez . "
_"
C'est toujours pareil : Dieu punit l'homme pour avoir désobéi ... Il n'y a que
la nature de la désobéissance qui varie ! "
*
Au soir, la mer devient bleu de Prusse
Sous la coupole du ciel
blanc
La mer est lisse aux
vitraux de la rade
Voici un lourd verrou de
fer
un anneau rouillé
un éclat d'une porte de
bois
Dans la citerne voûtée
Pleine
Il semble n'y avoir point
d'eau
Tant elle est claire
L'iguane est un reptile qui
peut atteindre un mètre
cinquante
Il porte une crête dorsale
d'écailles pointues
C'est le gardien du temple
Fente de mes paupières à
tant de lumière
Un flamboyant en majesté
dans sa gloire de haute lisse
Encens alentour issu du
mancenillier ou arbre de mort
Je veux que sur ma tombe
on place des lambis
Comme aux tombes des marins
là-bas
morts du choléra
Tapisseries sacrées où
voguent des vaisseaux de haut bord
dans l'éclair des canons
toutes voiles dehors
Mais les prisonniers sont
morts au cachot
au milieu de tant de
splendeurs
Au soir à contre jour, la
mer devient bleu de Prusse
Au long des plages elle
reste verte
Le choeur s'embrase alors
Ils leur promirent des vents favorables …
_"Maintenant,
si tu veux, je vais te raconter, pour terminer, une autre histoire. Elle donne
une autre origine à la mortalité de l'homme :
_
" Une pirogue des îles Tonga,
un jour, en revenant de Viti-Levu, fut entraînée par les vents jusqu'à Boulotou
qui, comme chacun sait, est le séjour des dieux.
Les
navigateurs qui montaient cette pirogue, ignorant où ils étaient et manquant de
provisions, abordèrent dans cette île en la voyant couverte de toutes sortes de
fruits.
Ils
voulurent y cueillir des fruits à pain, mais, à leur grand étonnement, ils
s'aperçurent qu'ils ne pouvaient pas les toucher : On aurait dit qu'ils
n'étaient que des ombres, les doigts ne saisissaient rien du tout ... Les
troncs des arbres, de même, n'arrêtaient pas leur marche : Ils passaient au
travers comme s' ils n'avaient pas existé. Les murs des maisons, qui étaient
pourtant construites comme celles des Tonga, ne leur opposaient aucune
résistance ...
Les
dieux leur commandèrent de partir immédiatement en leur disant qu'ils ne
pouvaient leur offrir aucune nourriture qui leur convienne. Ils leur promirent
des vents favorables et un prompt retour dans leur pays.
Ils
reprirent donc la mer et, leur pirogue filant à une vitesse prodigieuse, ils
gagnèrent en deux jours les Samoa où il leur fallait relâcher. Ils demeurèrent
deux jours aux Samoa et retournèrent dans leur île.
Peu
de jours après leur retour chez eux, ils moururent tous, non pas par punition
d'être allés à Boulotou, mais par suite naturelle du séjour qu'ils y avaient
fait : L'air qu'ils y avaient respiré était mortel pour les hommes.
L'histoire
ne le dit pas de façon explicite, mais on peut penser que c'est depuis ce
temps-là que les hommes sont mortels ...
_" Et c'est toujours la même chose : C'est l'homme
qui désobéit, volontairement ou involontairement, comme dans l'histoire du
pêcheur qui s'était aventuré dans un endroit qui était consacré au dieu ...
Et
tout comme Adam et Ève ont désobéi, ont mangé le fruit défendu ... Et ont été
punis en perdant le Paradis et en perdant l'immortalité. C'est vrai, que l'on
retrouve partout les mêmes mythes, les mêmes héros, les mêmes histoires. Tout
cela est le fruit de la condition humaine qui, en tout endroit du globe, a
besoin de vaincre les mêmes frayeurs et d'expliquer les mêmes phénomènes. Au
fond ... Il n'y a pas de sauvages, nulle part ... D'ailleurs, le mot même a
disparu de notre langage ... Et c'est très bien ainsi !"
_"
Ah ! Si on nous avait dit cela plus tôt ... Nous aurions conservé la religion
de nos pères et nos anciennes coutumes, tout en servant le même Dieu que vous
... Il ne nous fallait que corriger les abus ... Maintenant, toutes les
traditions sont perdues, ou presque ... "
_
Ainsi parlait le grand chef de Raïatea ... En l' année 1831 ...
Mes cent visages au fil du temps …
Pêcheur d'archipels
D'étoiles et d'îles
lointaines
Pêcheur de rires
d'aigue-marine
De paroles et de chants
perlés
Et d'éclairs jaillissant de
l'arc tendu des Antilles
Pêcheur de prunelles dans
les voies lactées
Pêcheur de lumières et
pêcheur d'amitiés
Au gulf Stream j'ai lancé
le filet
Pêcheur de reflets et
pêcheur d'illusions
Harponnés au défaut de la
carapace
Deux ou trois îlots ont
disparu dans les eaux troublées
Ma ligne perce l'océan
Comme un axe oblique et
mouvant
Menant vers des formes
incertaines
Cambré, reins à contre
courant
Vibre le violon des
illusions
Dans le miroir retrouvé mes
cent visages
Pêcheur de vérités
disparues
Pêcheur de couleurs,
pêcheur d'amitiés
Mes visages surgissant
Mes cent visages au fil du
temps
Et d'attente
Et d’espoir
De déception, de colère, de
clinquant
Celui que tu m'as donné
Que je n'ai déjà plus
Celui que je voulais
Et tous ceux qu'il faudra
bien me donner enfin
Que je ne connaîtrai pas
Pêcheur d'illusions,
d'étoiles et de reflets
D'îlots, de tortues et de
chants perlés
Pêcheur d'amitiés
Et de poissons jaillissant
enflammés de l'arc tendu des Antilles
Pêcheur de lumières
d'aigues-marines
Rocs durs
Galets roulés
Crissant
Jusqu'au consentement
Les étoiles
Dans ce flot, ce courant ...
j’ai vu deux Compagnons-Passants
J'ai
vu passer un chirurgien et sa femme : Ils venaient de Grenoble, je crois et ils
avaient pris le départ au Puy-en-Velay ... Ceux-là avaient prévu de s'arrêter à
Larcevaux, entre Saint-Palais et Saint-Jean-Pied-de-Port : L'an prochain, ils
reprendront Le Chemin là où ils l'auront laissé, mais leurs vacances sont
finies pour cette année. Beaucoup, pour les mêmes raisons, "font"
ainsi Le Chemin par segments, jusqu'à accomplir la totalité du parcours.
Ces
deux-là, je les retrouverai peut-être quelque part au printemps prochain.
Ont-ils calculé leur itinéraire en pensant que la prochaine année sera une
"Année-Sainte" pour les pèlerins de Compostelle ?
Sortant
du fond des âges, j'ai vu deux « Compagnons-Passants » : L'un était
maréchal-ferrant, l'autre tailleur de pierre.
Cela
existe donc encore, des maréchaux ? Cela existe donc encore, des tailleurs de
pierre? ... Et des Compagnons-Passants, cela existe toujours ? _ Ils venaient
de loin et, en marcheurs expérimentés, ils portaient des sacs à dos dont le
poids était calculé ... Savoir choisir et remplir son sac ... Quelque chose à
apprendre en priorité, quand on envisage de marcher si longtemps. Ces deux-là
venaient du Mont-Saint-Michel... Ils avaient rejoint Vézelay ... Je les
rencontrais au Pays Basque ... Le lendemain matin, ils étaient partis un peu
avant moi. Je les retrouvai, (J'avais donc marché plus vite ? ) à la croix de
granit dite "Croix de Gibraltar", laquelle a été récemment érigée à
l'endroit où, depuis dix siècles, se rejoignent trois des Chemins de
Compostelle : Celui de Tours, qui partant de Paris passe par Poitiers, Bordeaux
et Dax, celui de Vézelay, qui passe par Limoges, Périgueux et Mont-de-Marsan,
celui du Puy-en-Velay, qui passe Conques, Cahors, Moissac et Orthez
Seul
le chemin d'Arles, passant par Montpellier, Toulouse et Pau, n'emprunte pas le
col de Roncevaux ...
Celui-là
traverse les Pyrénées au col du Somport et ne rejoindra les trois autres que de
l'autre côté des montagnes, à Puente-la-Reina, là où commence "El Camino
Francese", le "Chemin des Français". Les deux
Compagnons-Passants, lorsque je les retrouvai à la croix de Gibraltar, (rien à
voir avec le Gibraltar que l'on connaît... Il ne s'agit que d'une homonymie).
Ils marchaient côte à côte, leur sac bien calé, la canne enrubannée des
Compagnons bien en main ... Leur conversation était si soutenue, ( venant
ensemble de si loin, ils avaient donc encore des choses à se dire ? ) qu'ils
avaient, au carrefour, pris la mauvaise direction.
Je
les ai hélés pour les remettre sur la draille qui conduit à la chapelle de
Soyartz. Ils m'ont remercié et ont entamé la montée sur les plaques d'ardoises
... Au moment où ils arrivaient en haut de la colline, ils m'ont fait signe
encore, puis ils ont basculé de l'autre côté ... "A Ultreïa" ! _ Je
sais, pour avoir parcouru la piste jusqu'à Ostabat que le panorama, de là-haut,
est superbe : Ce sont les Pyrénées que l'on découvre là ...
J’en ai
construit,des villes et des châteaux !
Certes les plus beaux
Sont ceux que l'on ne verra
jamais
J'en ai construit, des
villes et des châteaux !
Avec des tours et des
tourelles
Des donjons
Des courtines et des
créneaux
J'en ai planté, des allées
de chênes
Des saules et des ormeaux !
Arabesques
Et dentelles de buis
Vasques et bassins
Perles des jets d'eau
Certes les plus beaux
Sont ceux qui restent à
construire !
Chapelles aux toits d'émail
Portes d'ivoire
Vitres de rubis
Volées de lazulite
Et corniches de vermeil
Le chemin est rude
L'ombre rare
Mais la musique ...
Villes, châteaux, palais de
cristal ...
Sitôt la poterne passée
Tout l'édifice s'évanouit
Tourelles et tours
Chapelles et courtines
Jardins et parcs
Fontaines et bassins ...
Pffuitt ... Fumée !
Un grand éclat de rire !
Mais reste la musique
Certainement, au prochain
détour du chemin ...
Derrière cette colline-là
...
C’est là que le
lotus fleurit
Rouge l'eau de la mare morte
Noirs les naseaux du buffle
Mais c'est là que le lotus fleurit
On raconte que,
passant par la Chine …
Pendant
un temps, mon grand-père maternel habita au fond de la même cour que ma
grand'mère paternelle, avec sa compagne qui, dit-on, avait été sa bonne. Il y
eut des prises de becs homériques entre le rez-de-chaussée et le premier étage.
! Le grand-père accusait la grand'mère de balayer intentionnellement les poils
de son loulou de Poméranie par-dessus son balcon.
Ma
grand'mère était veuve depuis l'âge de vingt ans. Elle avait vécu assez peu de
temps à Madagascar, où mon père était né. Elle était revenue de là-bas seule
avec son bébé. Je crois que mes parents n'ont jamais admis qu'elle demeurât
chez nous sa vie entière, sans travailler. Il y a toujours eu autour du
personnage de mon grand-père paternel quelque chose qui tenait du mystère. Il
était mort là-bas, à Majunga sans doute. Je comprenais qu'il n'avait guère
réussi dans sa vie. Je savais qu'il avait été "Commis aux Écritures"
dans l'Administration Coloniale, aux alentours de mille neuf cents ...
Un
jour, je trouvai dans un tiroir une lettre dont l'enveloppe jaunie ne portait
aucune mention de son auteur. J'y lisais : -"Pauvre Léon, lui qui aimait
tellement son enfant" !
En
fait, le grand homme de la famille, celui qui est à la fois l'aïeul et la
référence, c'est mon arrière-grand-père paternel. Je possède une photo de lui,
encadrée de bois doré, veste à boutons dorés, feuilles de chêne brodées d'or,
assis sur un fauteuil, l'épée sur les genoux. Il a la tête nue, mais son
bicorne n'est pas loin. Il arbore de larges rouflaquettes ... Ludovic Savatier,
Médecin-en-Chef de la Marine nationale. Il porte la médaille d'Officier de la
Légion d'Honneur. Il a été l'un des tout premiers européens à pénétrer au
Japon, faisant partie, aux environs de la moitié du dix-neuvième siècle, d'un
groupe de français installés là-bas pour y construire un arsenal. Il y resta
plus de dix ans. C'est un botaniste célèbre. On raconte que, passant par la
Chine, il se trouvait présent lors de la mise à sac du palais d'été. La
soldatesque franco-anglaise pillait les bronzes et les porcelaines. Il sortit
du palais, lui, avec une rose à la main ! L'histoire est belle, il faut la
conserver; Elle est crédible puisque ses collections, son herbier, très
importants, sont toujours exposées
au Muséum d'Histoire Naturelle de Paris. En fait, elle est fausse sans aucun
doute : les dates ne lui permettaient pas de se trouver en Chine à ce
moment-là. Mais elle est si belle, cette histoire !
J'ai
vu des universitaires japonais en Oléron, venus tout spécialement pour avoir
accès aux archives familiales et visiter la maison de Ludovic Savatier. Cette
maison a été vendue …
-"
La grand'mère a tout dilapidé. Elle s'est fait escroquer par son notaire."
À
dire le vrai, la grand'mère n'y a jamais été pour rien. J'ai retrouvé une
reconnaissance de dettes : son mari avait emprunté une forte somme, avant son
mariage et son départ pour Madagascar. La pauvre femme avait tout payé, pendant
des années. Silence dans la famille.
-
" Elle a tout vendu. Il y avait des porcelaines précieuses, des étoffes de
soie" ! ...
Et
pourquoi pas des Bouddhas en or pendant qu'on y était ! Il ne reste presque
rien ...
-« Il
n'y eut jamais rien d'autre », disent certains , rien que le portrait
d'une jeune Japonaise, jouant d'une sorte de guitare ronde à cordes multiples
... Et puis des mots, il reste des mots ... Qui ne furent pas toujours tendres
!
L'histoire
de la succession de Ludovic Savatier est beaucoup plus compliquée que cela, je
ne l'apprendrai qu'aux alentours de mes cinquante ans et je me demande encore
pourquoi on l'a faite si compliquée ...
J’ai attaché un
brin de laine rouge
Je vous écris d’un siècle
lointain
D’une autre planète
Mon langage sûrement n’est
pas le vôtre
Ni les voix
Ni les mots
Ni les codes
Et je pense aux peuples
évanouis
Dont nul ne comprend ce
qu’ils ont écrit
Pourtant j’ai marché sur la
piste
Et je marcherai
Sentes fangeuses
Caillouteuses
Le temps d’un soupir
Et je dirai le buisson
Le buisson des pèlerins
Épineux
Sec
J’ai noué à sa branche un
brin de laine
Rouge
J’ai accompli le rite
Dont les raisons se sont
perdues
Les vents se sont étouffés
Pendent mille brins
Bandelettes et rubans
Inertes
Depuis des temps très
lointains
Et venus de pays inconnus
Tous les pèlerins ont ici
accompli le rite
Le buisson d’épines semble
un fantôme
Un épouvantail à moineaux
Mais il n’y a pas de
moineaux ici
Et quand se lève le vent
C’est en vain que le
buisson agite ses guenilles
Commémoration ?
Prière ?
J’ai attaché un brin de
laine rouge
Que décolorera le temps
longtemps
Sentes fangeuses
Caillouteuses
J’ai marché sur la piste
Et je marcherai
Le temps d’un soupir
J’ai posé ma pierre
Sur le cairn au bord du
chemin
J’ai accompli le rite
Comme tout pèlerin qui
passe ici
J’aurai posé une pierre sur
une autre
Prière
Ou bien commémoration
Marque d’un code perdu ?
Croix sur un treillis de
grillage
Deux brindilles en croix
Prières ou mémoriaux ?
Milliers de croix toutes
petites
Les rites sont accomplis
Ô vous pour qui j’écris
cette lettre
D’un siècle lointain
Et d’une autre planète
Le vent aura depuis
longtemps arraché le buisson d’épines
Le cairn aura disparu sans
aucun doute
Et les brindilles des croix
Je suis passé là
Pèlerin d’un siècle oublié
Elle était
belle, Monsieur, très,très belle !
-“Ah
! Monsieur ! J’en ai encore des sueurs !”
Le
conteur était assis dans sa voiture, toutes portes ouvertes, dans un coin
ombragé de la place qui, partout ailleurs, était écrasée de soleil. C’est
l’heure où les passants se font rares, l’heure à laquelle les chauffeurs de
taxis font la sieste.
Pour
parler, celui-ci prenait son temps. Il ne se faisait pas prier pourtant. Sa
parole était lente, mais sa phrase était sans hésitations ni ruptures. On avait
un peu l’impression qu’il lavait sa langue entre ses lèvres. Ses mains étaient
serrées sur le volant, côte à côte. Ses tempes perlaient un peu.
Je
vais vous raconter l’histoire qu’il m’a rapportée. Il y manquera le sel de la
langue créole, et sa mélodie inimitable.
-”Ce
n’est pas une histoire “d’homme de bois”, Monsieur. C’est une histoire vraie.
Elle m’est arrivée, à moi, il n’y a pas trois mois. Comprenne qui pourra, mais
c’est à moi que c’est arrivé !”
Je
compris que le récit serait long. L’homme ferma les paupières. Il parlait sans
presque bouger les lèvres.
-”C’était
un soir, Monsieur, un soir de pleine lune. La montagne était blafarde mais
claire. Chaque arbre, chaque détail se détachait avec une netteté surprenante.
Pas un souffle d’air. Les roussettes grinçaient et couinaient dans les
manguiers Il n’était pas tard encore...
-”Je
venais juste de conduire un couple de touristes au casino de Beauvallon. Le
téléphone sonne à la borne. Je décroche : Voix féminine, créole, jeune.
-”A
minuit, au Katiolo, le dancing de l’Anse Faure. Je serai à la porte, à minuit
très exactement. Il faudra me ramener chez moi, au Niole.
-”Le
Katiolo à minuit, pourquoi pas ?”
Un
instant, l’homme cessa son récit. Il avait ouvert les mains. À plat, il en
promenait les paumes sur le bord du volant. Les paumes, elles étaient moites un
peu. Il renversa la tête. Il avait les yeux mi-clos maintenant. Il poursuivit :
-”
À minuit, Monsieur ...Pourquoi pas ? Les impôts sont lourds et j’ai cinq
enfants !
- ”Je fais le nécessaire pour être à l’Anse Faure
à l’heure voulue. La lune est haute, toute ronde. La route est nette. Les
arbres défilent, palmiers et feuillus.Je traverse un hameau désert. Deux chiens
qui se poursuivent. Un chat aux yeux brillants. Je ne roule pas vite, j’ai le
temps ...
-
”Pointe Larue, l’aéroport est éteint. Au portail du camp militaire, une
sentinelle est à son poste. On voit luire le canon de son arme.
-
”Voici le Katiolo, un peu un en retrait du bord de la route. Tandis que ma
voiture prend le virage, mes phares éclairent la boutique du boucher, peinte en
rouge. La mer est juste derrière, plate, toute plate.
Au
dancing, la soirée bat son plein. Les lumières clignotent, rouges, vertes,
bleues. La sonorisation donne très fort : C’est l’heure de la lambada.
- ”
Je roule sur les graviers, lentement, vitres ouvertes. J’arrive devant la
porte. Une femme en surgit au même instant. Une seconde plus tôt, on ne voyait
personne.
-
”Elle était belle, Monsieur, très, très belle ! Grande, mince, jeune ... Vingt
ans peut-être ? Une antilope ! Une gazelle ! D’abord, on ne voyait que ses
yeux, étincelants comme des braises. Ses cheveux étaient finement tressés et
tirés en arrière.
-
-
« Elle portait une robe de mousseline blanche, Monsieur, comme une robe de
mariée ! Elle s’assit à l’arrière. Elle avait de longues jambes d’ébène. Je me
préparai à refermer la portière
Le
récit du chauffeur de taxi s’accélère. Ses yeux maintenant, sont grands
ouverts, le regard perdu au loin.
-
”J’allais donc refermer la porte. Je m’aperçois que ma passagère frissonne.
Elle était très jeune, Monsieur, je vous l’ai dit. La fraîcheur avait dû la
saisir au sortir de la danse. Je lui couvris les épaules avec ma veste.
Nous
voilà partis pour le Niole. La route est étroite
et
sinueuse, mais elle voulait arriver avant la demie. J’accélérai.
La
maison est un peu à l’écart, juste avant le pont. Elle est verte, avec des
balustres blancs. Elle s’accroche au rocher. La façade était bien visible, mais
un petit nuage, descendu des Trois Frères la cache en partie.
On
eût dit que les pièces étaient éclairées de l’intérieur. Un katiti se met à
crier ...
La
jeune femme bondit, court dans l’allée. Ses pieds ne faisaient pas de bruit,
comme s’ils n’avaient pas touché le sol.
Elle
avait laissé sur le siège un billet enroulé : Le montant de la course.
Ici,
le conteur se tut. Il se passa la langue sur les lèvres avant de reprendre,
comme s’il était pressé d’en finir. Sa voix se fit plus flûtée, mais aussi plus
monocorde ...
-
”Je m’aperçus tout de suite qu’elle avait oublié de me rendre ma veste. Mais je
me dis que je la récupérerais le lendemain matin, en passant par là.
-
”Le lendemain, Monsieur ! Je reviens au Niole. Je frappe à la porte de la
maison. Arrive une pauvre femme, vieillie avant l’âge, vêtue de noir”.
-
”Une jeune femme, dites-vous ?
La
nuit dernière !”
-
”Croyez-en ce que vous voudrez, Monsieur, mais c’est à moi que c’est arrivé, à
moi-même. Il y a moins de trois mois !
Ce n’est pas une “histoire d’homme de bois
!”
- ”Eh bien, Monsieur ... Il n’y avait pas de
jeune fille dans cette maison. Il n’y en avait plus ! La fille de la maison,
elle s’appelait Flora. Elle était morte depuis deux ans, jour pour jour, le
soir de mon aventure. Jour pour jour ! Quand je l’ai ramenée chez elle, à
minuit et demie, il y avait deux ans qu’elle était morte, jour pour jour, heure
pour heure ! Comprenez-vous cela Monsieur ?
- ”
Morte au soir de ses noces, deux ans plus tôt. Ah ! Monsieur !
-
”Le lendemain matin, je me suis rendu au cimetière de Bel-Air, tout là-haut. La
tombe était bien là où on me l’avait dit, près d’un gros rocher...
Elle s’appelait bien Flora,
Monsieur : C’est écrit sur la croix. Et sur la dalle, soigneusement pliée ....
Il y avait ma veste, Monsieur, la veste que voilà !”
As-tu parfois …
As-tu parfois posé un doigt
là où l’on sent
Battre la vie
La vie qui passe
La vie
As-tu entendu couler
Doucement
Couler l’eau ?
Car il y a un
chien, sur l’île …
Des
atolls, il y en a qui sont tout petits. Vus d’avion, on dirait qu’un ange a
laissé tomber une alliance sur l’eau. L’île Maria, quand on va vers l’archipel
des Gambier, est un anneau parfait. Son lagon est versicolore.
De
temps à autre la goélette mouille son ancre près de chaque atoll pour embarquer
la récolte de coprah. Si l’océan est trop profond pour qu’on puisse y mouiller
une ancre, le bateau fait des ronds dans l’eau pendant que les chaloupes font
le va et vient. Mais sur ces petits atolls, il n’y a pas de résidents permanents.
On n’y vient que pour la récolte.
L’atoll
dont je vais vous parler est tout petit, mais il est habité toute l’année et
ceci depuis longtemps. Il y a eu deux familles, installées ici depuis des
lustres et des lustres. L’une demeurait à l’extrémité sud de l’atoll, l’autre à
l’extrémité nord. Je ne connais pas l’histoire de ces deux familles, toujours
est-il que le temps a passé ... Il ne reste plus, au sud, qu’une vieille seule,
bien vieille. Au nord, il ne reste plus qu’un vieillard, bien vieux.
Il faudrait
connaître leur histoire pour savoir pourquoi ils sont fâchés : Ils ne se
parlent plus, ils ne se voient plus, ils ne se rencontrent plus ... Et ce n’est
pas facile sur un atoll si petit ... Il faut y mettre du sien!
Bien
entendu, sur l’île, il n’y a pas d’eau, pas plus que sur toutes les îles ... Il
y a une ancienne citerne en béton, que les hommes de La Légion Étrangère ont
construite il y a longtemps ... Du temps où les deux familles n’hésitaient pas
à se rencontrer. Cette citerne collecte les eaux de pluie, qui ruissellent sur
son toit de tôles. Il manque d’ailleurs des tôles : Elles ont rouillé et puis
le vent les a plus ou moins arrachées, un jour où le vent d’un cyclone a
soufflé.
Le
vieux, la vieille, vont jusqu’à la citerne, quand ils ne peuvent pas faire
autrement. Mais alors, qu’il s’agisse du vieux, qu’il s’agisse de la vieille,
on emmène le chien avec soi. Car il y a un chien sur l’île. Un grand diable de
chien efflanqué. C’est le seul qui n’a pas été mangé.
Il n’a pas été mangé parce qu’il rend
des services : Quand on va jusqu’à la citerne, on emmène le chien. Il fréquente
indifféremment l’un et l’autre des habitants et , semble-t-il, il n’a rien à
faire de leurs vieilles querelles. Mais quand on va à la citerne ... Si
“l’autre”y est déjà, le chien se met à japper. On sait alors que ce n’est pas
le moment d’y aller !
Quant
à sa nourriture ... Quand il ne pêche pas assez de poissons sur le récif, ( car
les chiens savent pêcher!) il fait le chemin entre le nord et le sud, le chemin
qui est sa trace et n’est rien d’autre que sa trace. C’est lui qui assure la
seule liaison entre la vieille et le vieux !
Et
cela fait des années que cela dure ! Ne me demandez pas le nom de ce petit
atoll, je l’ai oublié. Je le regrette.
Les
deux vieillards sont-ils toujours là ?
Et
le chien ?
Ah ! La vasque aux eaux claires !
Lame d’un sabre chauffée à
blanc aux braises de la forge du soleil
Rose de gypse, éclose dans
les sables
De ses antennes tactiles
une fourmi tâte la lèvre d’une fissure
ouverte dans le sol
craquelé
Crâne d’un chameau
Couleuvre de vertèbres
blanches
Monde sec
sans ombre
Je suis né dans un double
cri
Soif
L’âme comme la terre cuite
est avide d’eau
Soif de vie
Soif de savoir
de sensations
Soif d’espace
De temps
Soif d’amour donné et reçu
D’absolu
Chemin pierreux
Rivière tarie
Arbres fossiles
Mais toujours l’espoir de
la fontaine ou du puits
Ah ! La vasque aux eaux
claires !
La nuit règne maintenant, de toutes ses ténèbres …
Trois
jours se sont écoulés depuis cet heureux divertissement. Le soleil a terminé sa
course, ses dernières lueurs illuminent la mer de paillettes d'or ondoyantes,
la Corvette, poussée par une faible brise, file à peine trois noeuds.
Comme
à l'accoutumée les hommes sont réunis sur le gaillard d'avant lorsque,
brutalement, l'un d'eux est précipité par-dessus bord par l'écoute du grand foc
:
-
" Un homme à la mer ! "
À
ce cri, on s'empresse autour des embarcations avec une telle promptitude qu'une
baleinière reste suspendue par une extrémité, les deux garants s'étant engagés
l'un dans l'autre. Les sept canotiers qui la montaient tombent à l'eau et sont
immédiatement recueillis par un youyou déjà sur place, tandis qu' une chaloupe
s'éloigne à la recherche de l'infortuné.
La
nuit règne maintenant de toutes ses ténèbres. De temps à autre l'obscurité est
déchirée de fusées tirées du bord afin de permettre aux canotiers de rallier.
L'un après l'autre, ils reviennent.
Malheureusement
les recherches ont été vaines ... Parfois cependant, un Matelot appelle, puis
écoute anxieusement ... Évidemment on ne se fait pas d'illusions : Les parages
que nous traversons sont hantés par de nombreux requins, mais ... Qui sait ? _
Non, rien ! On perçoit seulement le murmure de la vague le long de la carène ...
Au jour, le navire reprend sa route.
On
dit que les marins sont superstitieux : Il est vrai, mais c'est qu'une longue
fréquentation des forces de la nature leur montre amplement que les phénomènes
ne répondent pas toujours à la logique.
Nous
voici en mer depuis seulement deux semaines ... Déjà un drame ! _ Faut-il voir
là le présage néfaste d'un voyage difficile ? _ D'une catastrophe peut-être ? _
" A Dieu va ! " , comme on a coutume de dire : Nous sommes peu de
choses sur les flots ... À tout prendre cependant, je vois en ces tristes
événements une part de présages favorables : François, le jeune frère de celle
que j'aime, aurait aussi bien pu être emporté par la mer ... Il se tenait juste
au côté de celui qui a disparu lorsque l'écoute du grand foc a fouetté l'air au
ras du pont ... Dieu nous ait toujours en sa Sainte Garde !
Et cracher les pépins …
Une tranche de pastèque
Une longue plage
ensoleillée
Et cracher les pépins à la
face du destin ...
*
Toutes fois que nous avons eu la mer grosse …
"La
corvette Alcmène est partie de Rochefort le trois janvier 1843 pour se rendre
en Chine. Dès le quatre elle éprouvait un coup de vent: Elle faisait beaucoup
d'eau par les hublots et par les sabords. L'entrepont, le cinq, était plein
d'eau, il a fallu le crever pour que l'eau se rende dans la cale. Le huit, la
grand'vergue a cassé à bâbord à six pieds du centre où se trouvaient six gros
noeuds et le trou du dé d'assemblage. Rentré à Rochefort le neuf, tous nos
rechanges étant mouillés et quelques vivres perdus. On répare quelques hublots
et nous partons le sept février pour Rio en passant à Gorée. Nous quittons Rio
avec la Cléopâtre le onze avril. Du onze au treize mai en doublant le banc des
Aiguilles, nous avons de très mauvais temps, la corvette fatigue beaucoup et
fait de l'eau par ses hublots et ses sabords, nullement par les fonds".
"Le
dix-huit août, dans un typhon que nous avons essuyé avant Macao, c'était encore
la même chose. Le quatre octobre 1843, entré dans le port de Cavite pour y
remplacer vingt-quatre feuilles de cuivre qui manquaient à bâbord devant. Le
quatre avril 1844, parti pour le nord de la Chine où nous éprouvons du gros
temps. Le six mai, en sortant de Mapu, nous avons touché légèrement sur le
Blossom. Nous avons aussi échoué plusieurs fois dans les rivières de Shanghaï
et de Ning-Po, mais sur des fonds de vase : Dans cette dernière rivière nous
sommes restés quarante huit heures à la côte avant de pouvoir nous mettre à
flot.
Le
vingt-cinq octobre, dans un typhon que nous avons essuyé en nous rendant de
Macao à Manille, outre l'eau que la Corvette faisait par ses hublots, une voie
d'eau se déclara de l'avant, la cambuse était pleine d'eau. À Manille on
s'aperçoit que les bordages de l'avant sont à un pouce de la râblure, on
calfate bien cette partie.
Le
treize janvier, abattu à Hong-kong, on met en place une vingtaine de feuilles
de cuivre qui manquaient".
"Le
quinze juillet, nous rendant de Manille à Macao, une voie d'eau se déclare de
l'avant. Nous avions sept pieds d'eau dans la cale, il a fallu pomper jusqu'en
rade. Le dix-huit, entré dans le port de Macao pour réparer.
Cette
opération a été dirigée par Monsieur Masson, Ingénieur de la Marine. Viré en
quille, changé quelques bouts de bordage piqués par les vers, un morceau de la
quille, toute la fausse quille, remplacé cent quatre vingt cinq feuilles de
cuivre, un morceau de serre-gouttière de la batterie, mis des romaillets aux
ponts, jumelé le mât de misaine qui a craqué, changé les élonges des bas-mâts,
réparé les mantelets des sabords ainsi que quelques hublots, etc.
Malgré
cela, toutes les fois que nous avons eu la mer grosse, en rentrant en France,
la corvette a fait de l'eau".
Comme un reproche …
Du haut de la colline
La Virgencita berce la cité
entre ses bras
Les sommets de la
Cordillère des Andes
lui font un manteau blanc
Pourtant ils sont venus à
cheval
Arrivant de la lointaine
Castille
Ils ont posé leurs
cuirasses
Ils ont bâti la ville
Pedro de Valdivia caracole
encore
sur la Plaza de Armas
près de la cathédrale
baroque
qu’offense une tour de
verre
Le fleuve Mapucho a roulé
des flots de sang
que l’eau des glaces n’a
pas encore lavé
Sur la Plaza de Armas
Le visage brisé d’un Indien
est inscrit dans le granit
Comme un reproche
Ou bien comme un remords
La trouveras-tu, ta pierre de Rosette ?
Je vois bien que le lézard
sait remplacer sa queue
Mais que me dira le lézard
?
Je dis lundi
mar
mer
Je dis vendredi
samedi
et dimanche
Et une et deux et trois
Jusqu’à vingt quatre et
janvier février mars et les autres jusqu’à douze
Et tous les deux mille qui
vont se succéder jusqu’à trois et ça recommence
Et chaque millième de
seconde qui compte les battements de mon coeur
Mais les secondes les
heures les jours les mois et les ans ne sont qu' illusions
Blocs rompus
Éboulis
Sables
Sablier indifférent
À taille fine de danseuse
étoile
qui me tue
Si nous n’existions que par
nos mots
Que restera-t-il de nous ?
Message aux archéologues de
demain
Ah! L’archéoptérix
Il volait !
Écroulement des verticales
toutes !
Les tours et les murs
retournent à la terre
Fouilles organisées dans ce
qui fut nos terreurs nos désespoirs
Tu sais
La ceinture de feu du
Pacifique
Elle était bouclée autour
de mes reins
Silice
La trouveras-tu
Ta pierre de Rosette ?
Homme mécanique électrique
électronique magnifique !
Tessons brisés
Mots cassés
Les meules même sont usées
Autre grammaire !
N’est-il pas vrai que la
parole se brouille quand tombent les murs de la ville ?
N’est-il pas vrai que le
puits oublie son nom lorsque personne n’en tire plus la chaîne ?
Ou bien c’est tout comme et
ainsi se perd le sens
Babylone Cnossos Palmyre
“ Aqui se ha construido un
pueblo
donde vivan de la cria de
animals y agricultura
donde se cultiva la zahina
y la cebada“
Pourrez-vous suivre du
doigt le réseau des racines
ses noeuds
ses silences ?
Les mots portent charge
Ils sont caduques comme les
feuilles
Et fragiles
Ô toi
Aux oreilles aux yeux aux
doigts inconcevablement sensibles et précis
Aux sources de la vie et de
la mort la plongée s’annonce
Je vois bien que le lézard
sait remplacer sa queue quand il le faut
Mais que dirais-je au
lézard ?
Musiques battues d’autres
mesures
Brouillage des signes et
des indices
Aux excès de l’aigu le
cristal se brise
Et la queue du lézard aussi
Mais le lézard sait
remplacer sa queue
Il y aura d’autres murs et
d’autres tours dans les sables
L’homme un jour apprendra
sans doute à remplacer ses membres mutilés
À moins que ..
Ah ! Coupez donc cette ficelle, qui le
retient …
“Mon
cœur est un cerf-volant . Quand vous êtes venue, il s’est envolé.”
C’est
la vie !
La
jeune femme qui me servait de guide était charmante. Ayant vécu à paris, elle
parlait un excellent Français... Un sourire !
“Mon
cœur est un cerf-volant. Ah ! Coupez donc cette ficelle qui le retient !”
Bondira-t-il ?
Il
va retomber ! “
La
maison de Pablo Neruda, à Santiago, s’appelle “La Chascona”. J’ai appris
aujourd’hui que cela signifie “l’ébouriffée” ... Matilde, l’ébouriffée.
Aujourd’hui,
je suis allé à Isla Negra, qui n’est pas une île et qui n’a rien de noir, ni
même de sombre. “Isla Negra”, c’est un mot, juste un mot. je dois dire tout de
suite que je suis heureux de cette visite. J’aurais conservé pour le restant de
mes jours le regret de ne pas être allé là-bas ! Ah ! lisez donc le Mémorial de
l’Île Noire !
Un tapis de lumières …
C’est à Dahran
Bahrein
Ou bien Abou Dhabi
Des lampadaires éclairent
la nuit
C’est dans le désert
Les autoroutes filent
Rectilignes
Des torchères flambent
Des pontons
Des navires
Des feux clignotants
Blancs
Verts
Rouges
Et puis un tapis de
lumières
Là où se devine la ville
Atterrissage en douceur
Dunes à droite
Dunes à gauche
-”Mesdames et Messieurs les
passagers sont priés d’enfermer dans les coffres à bagages les magazines qui
sont en leur possession et les bouteilles de boissons alcoolisées ...”
Ma voisine ajuste le voile
qu’elle a sorti de son sac :
Elle descend ici
-” Quarante-cinq minutes
d’escale”
Bancs de bois
Limonades
Pas une présence féminine
Mais la boutique hors taxes
!
Torrents de rubis de
saphirs de diamants d’émeraudes
Il y a même des voitures de
sport et des limousines...
J’ai dit que les Tahitiens doivent naître avec un harpon à la main
…
Des
histoires de pêche, vous pensez si l’on en entend, en Polynésie ! Les Tahitiens
naissent avec des harpons à la main ! Les Européens qui paient fort cher et ont
de gros bateaux étincelants de chromes et de nickel ne font qu’essayer d’imiter
les Tahitiens. Quand ils y parviennent, ils arborent un pavillon pour le faire
savoir. Ils ont des pavillons différents selon qu’ils ont pêché un marlin, une
daurade, un tazar ou un thon ... Et les pavillons claquent au vent quand le
bateau rentre et passe devant les pontons de l’hôtel !
Les
Tahitiens sont souvent plus discrets, mais ils savent les bons coins ; ils
connaissent les courants, les récifs et les vents. J’ai vu revenir des bateaux
de contreplaqué avec des marlins bleus de cinq cents kilos, des thons jaunes de
quatre-vingt-dix et des tazars de vingt-cinq. Tous pêchent à la longue traîne
avec un leurre en matière plastique, qui ressemble souvent à une petite
pieuvre. Il faut parfois plusieurs heures pour sortir un gros poisson de l’eau
... Quand il ne vous arrive pas ce qui m’est arrivé, c’est-à-dire que, tout
d’un coup, la prise qui se défendait et qui me semblait si lourde au bout du
fil de nylon, tout d’un coup, sortait de l’eau sans que je fasse aucun effort.
Je
ne tardai pas à comprendre lorsque je vis remonter sur le pont du bateau ... La
tête d’un thon, et
la
tête seulement : Un requin avait happé le reste !
Les
Tahitiens ont des bateaux spéciaux pour chasser les poissons volants ou les
daurades coryphènes. Ce sont des bateaux légers, équipés de moteurs hors-bord
très puissants. On les appelle des “poti-marara”, les marara étant les poissons
volants. Ces bateaux se pilotent avec un manche à balai, comme des avions. Une
sorte de bac est prévu à l’avant, le pilote s’y met. Il reste debout. Il est en
sécurité pour ne pas tomber à la mer.
Le
“poti-marara” est léger, rapide et très manoeuvrable. Il s’agit, de nuit, de
poursuivre le poisson qui fuit à la surface et de le harponner quand on le voit
briller dans la lumière. C’est le pilote lui-même qui tient et qui lance le
harpon, c’est pourquoi il a besoin de s’encastrer dans l’étroit logement prévu
à cet effet. J’ai rarement assisté à ce genre de pêche, mais, croyez-moi, j’ai
vu les prises. Elles étaient nombreuses ! Il faut être un peu acrobate pour
réussir ... Je ne m’y serais pas risqué.
J’ai
dit que les Tahitiens devaient naître avec un harpon à la main ... Il faut bien
cela pour se tenir, dans l’eau jusqu’à la ceinture, debout sur un récif battu
par les vagues, en attendant qu’une carangue passe.
La
détente est alors immédiate, et il est rare que le pêcheur manque son coup !
Un
jour, en bateau, je longeais le récif, du côté de la haute mer. C’est souvent
là qu’on prend du poisson à la traîne. La mer était grosse. Les déferlantes
roulaient sur le récif et se brisaient en éclaboussures étincelantes. Le son de
leur déferlement était continu et puissant. C’était à Raïatea, devant la passe
de Miri-Miri. J’aperçois derrière un rouleau, un homme qui faisait de grands
signes des deux bras. Je m’approche prudemment, car le récif est proche. Les
signaux continuaient, incompréhensibles. Tout à coup, là, juste devant nous ...
Un bâton brisé émerge, tel un périscope de sous-marin et qui avance ...
Intrigué, je saute à la mer, équipé de mon masque et de mon tuba. Alors je vois
: Je vois une quantité de requins, des petits et des gros, qui font une ronde
autour d’une carangue blessée, une grosse carangue, comme je n’en avais jamais
vu au préalable ! Les requins préparaient l’hallali pour se ruer sur leur proie
qui saignait. Dans le dos de la carangue était planté un harpon, un harpon
brisé, solidement enfoncé. C’était le manche du harpon brisé que nous avions vu
avancer , vertical à la surface de la mer. Le pêcheur nous le montrait.
Trop
de requins ... Je les respecte infiniment ! Je sors de l’eau à la hâte et je
grimpe dans mon bateau. Moteur en avant-lente ... J’approche. Je saisis le
manche du harpon. Je sors la carangue, aidé par mon coéquipier ... Elle pesait
cinquante-cinq kilos !
Mais
là où les Tahitiens sont époustouflants, c’est quand ils vous accompagnent à la
pêche sous-marine. En apnée, ils sont capables de rester sous l’eau, allongés
sur le fond et ... d’attendre là que le poisson qu’ils convoitent soit à leur
portée. Leurs fusils sont rudimentaires mais, pendant qu’il vous a fallu, trois
ou quatre fois, remonter à la surface pour respirer, ils ont visé quatre ou
cinq poissons successivement, les ont tous atteints et remontent enfin à la
surface avec tous ces poissons enfilés sur leur flèche comme sur une brochette
! Vous avez, vous, senti pendant ce temps-là, quatre ou cinq fois vos poumons
prêts à exploser!
Il
y aurait tant à raconter, à propos des pêcheurs tahitiens !
Mais
écoutez plutôt ce pêcheur européen, client de l’hôtel voisin. Il a le dos rouge
comme une crevette, le ventre écarlate mais rebondi :
-“Ah
! si vous aviez été là hier ! j’en ai pêché un Grand Comme ça ! “
*
JE L’AI VU SE POSER SUR LA PLAGE …
Plage
Plage longue
Éblouie de lumière
Un piano ...
Il avait abattu ses voiles
et son mât
Longue longue longue plage
Sable clair
Un ruban rouge mince
de goémons mouillés
Galbe de l’épaule
Ou du creux des reins
Et le piano ...
La mer froissait ses
coupons de soie
Langue d’océan douce douce
Pas un rocher
Chevelures des vagues
bouclées
Et le piano
Le piano chanta sur la
plage
Le piano chanta
Les mouettes rieuses
rieuses rieuses
Les oiseaux fusaient
En gerbes
En bouquets
Claquements d’étendards
Murmures sur le sable
Chansons des flots
Ricochets
Reflets de jades opales
améthystes et saphirs
Jubilation du piano sur la
plage
Plage longue longue douce
Courbe de l’épaule et du
creux des reins
La mer froissait ses
coupons de soie
Bécasseaux
guirlandes mouvantes
farandoles de joie
Et le piano ...
D’où venu ?
... Je l’ai vu se poser sur
le sable
C’était l’aurore
Il repliait ses ailes ...
*
J’ai vu un écureuil …
On part pour retrouver le rythme du soleil et de la lune, pour
se lever de bon matin, pour avoir un but au bout de son chemin, savoir d'où
l'on vient, savoir où l'on va, contrôler soi-même, à la mesure de la tension de
ses muscles, la vitesse et le rythme de son allure ...
Les intempéries ne sont pas imprévues, elles ne sont pas
inopportunes : Elles font partie de l'ordre des choses ... Mais au moins il y a
un ordre ... Et puis ... Cadeau : Ce matin, je me suis trouvé nez à nez avec
trois chevreuils ! ... Un peu plus loin, j'ai vu un écureuil ...
Vint un cheval …
Les orages se dissipaient
Nous commencions à
distinguer la ligne d’horizon
Grand cercle bleu au bout
des sables
Un chameau arriva
Il se mit à genoux
Nous lui avons mis le bât
Pour le charger de sel
Vint un cheval
Il se cabra et puis hennit
longuement
Sa robe était luisante
Sa bouche écumait un peu
Nous l’avons asservi
Nous lui avons mis le mors
et la selle
Nous lui avons fait sentir
nos éperons
Alors ont commencé les
carnages
razzias
Enlèvements dans les
sérails
conquêtes
Folles aventures
Notre chant s’éleva
Ce fut un chant de guerre
Nous faisions taire les
complaintes
Nous avons étouffé les
psaumes
Notre chant de victoire
Notre chant n’avait pas de
fin
Au fil des saisons il enfla
enfla
Puis nous avons inventé la
roue
Nous avons inventé la voile
Plus loin
Nous allions toujours plus
loin
Négociant
Pour aller chercher les
fruits
Toujours plus loin pour
quérir les gemmes
Et les métaux précieux
Nous avons eu des esclaves
par milliers
Venant de tous les
continents
Mâles et femelles
De toutes les couleurs
Creusant le sol
Portant nos charges
Nous fîmes plus grands
carnages encore
Et notre chant enfla plus
fort
Perfectionnant nos
techniques
Nous inventâmes le moteur
Nous allions chercher les
matériaux
Que nos machines broyaient
De hautes cheminées
vomissaient
Dents d’acier
Engrenages implacables
Navires monstrueux
Avions gros-porteurs
Nous avons domestiqué les
énergies vives
Et les énergies fossiles
Nous avons mêlé le ciment
et le fer
Nous avons élevé des tours
Nous avons lancé des ponts
Vidé des lacs et des mers
Nos guerres furent plus
grandes et plus cruelles
Ce n’étaient plus des
hommes
Qui tombaient par millions
Qui parlait d’hommes encore
?
Bientôt ils ne tombèrent
même plus
Ils se désintégraient sous
un grand coup de vent
Quelques-uns seulement
laissaient leur ombre sur le roc
Quand il restait un roc
Chantez chantez
Chant de marche
chant de gloire
de victoire
Nous étions debout partout
Sur les monts
Dans les vallées
Sur les océans
Au fond des abysses
Voyageant dans les airs
Au coeur de la terre
Et dans les espaces
sidéraux
Puis les brouillards
revinrent
Sulfureux
Suffocants
Les fleuves cessèrent de
couler
Les neiges avaient fondu
Que deviendra le chant des
hommes
Tambours clairons
Cristallophones
Musiques électroniques
O Sartre !
Pablo Picasso !
S’il n’y a plus d’espoir
Que reste-t-il hormis
l’ivresse
et le sexe !
Notre présent et notre
avenir ...
Le chameau revenu baraque
et puis blatère
Encore un moment ...
Il bave
Le cheval est mort depuis
longtemps
Avec les oiseaux et les
poissons
Chanson
Il était une frégate
Larguez les ris
Il était une frégate
Larguez les ris
Qui n’avait jamais vogué
Larguez les ris dans la
grand’voile
Larguez les ris dans les
huniers …
Les vents étaient tout à fait fantasques …
_
Près du cap de Bonne-Espérance, le Commandant, Monsieur Searight fut pris d'une
crise de delirium tremens. Le second avait été obligé de le faire enfermer et
de faire escale à Table-Bay. On y avait débarqué le Commandant, mais, presque
immédiatement, les médecins l'avaient déclaré guéri! Le douze juillet, le
Commandant était de retour à bord, les passagers embarquaient. Dans la soirée,
on hissait les voiles ...
_"C'était
à "Table-Bay", au cap de "Bonne-Espérance" que nous avions
embarqué, Sibella, Louise et moi-même, ainsi que Charles Bore, le nouvel
adjoint du Second Capitaine, le Chirurgien Deacon et un Indien, nommé Jewa.
-"Nous
n'étions pas très tranquilles : Il ne nous semblait guère possible que le
Capitaine Searight fût en très bonne santé !
_"Depuis
notre départ du Cap, il ne nous arriva que fort peu de choses ... À l'exception
du mauvais temps. Les vents étaient tout à fait fantasques : faibles mais
changeants, puis soufflant tout à coup en furieuses rafales.
_"Notre
Commandant avait placé tant d'espoirs dans ce si beau bateau que tout ce qui
retardait notre avance l'exaspérait.
L'effet
de l'alcool augmentait encore cette exaspération, tant et si bien que, dès le
passage du tropique du Capricorne, il avait tout à fait perdu la raison.
_"Le
quatre août il fut repris par le delirium. On fut obligé de l'enfermer dans sa
cabine. Il y poussait des plaintes et des cris de désespoir. Il tenta de
démolir la cloison pour s'échapper ... On le transféra sous le gaillard
d'avant, dans une pièce spécialement aménagée. Il y resta sous la surveillance
du docteur Deacon, celle de Monsieur Spurs, du Maître d'équipage. Tous ceux qui
pouvaient se rendre utiles le surveillaient également.
_"Le
Second assurait le commandement à sa place, bien évidemment. Pour contrôler ses
chronomètres, il fit mettre le cap vers la terre ferme : Contrairement à toute
attente, nous nous trouvions, le neuf août, près de l'île Sainte-Marie, sur la
côte est de Madagascar. Nous la longeâmes jusqu'à quinze heures environ.
Nous
fûmes obligés de constater que les deux chronomètres étaient faux : L'un
affichait une erreur de quatre vingt dix milles, l'autre une erreur de quarante
milles. Ce matin-là nous perdîmes un mât et un cacatois dans la bourrasque ...
_"Un
peu plus tard, l'alizé du sud-est étant bien installé, nous avions de faibles
rafales, mais les pluies, elles, étaient torrentielles. Le vent variait dans le
secteur sud.
_"Nous
avons filé huit à dix noeuds pendant toute la nuit, qui nous avait pris dans
les parages des onze degrés trente de longitude est. Le début de la nuit fut
très beau.
_"Le
Capitaine Searight semblait aller mieux. Le médecin et le second lui avaient
passé ses vêtements et ils l'avaient autorisé à quitter sa couchette pour
s'asseoir sur une chaise, sur le pont. Ils le surveillaient de près. Il n'avait
pas dormi mais, tout de même, il semblait aller mieux.
_"Le
médecin crut pouvoir s'absenter un moment. Il regagna sa cabine pour rédiger un
rapport, laissant le Capitaine sous la surveillance du Second, lequel veillait
en faisant les cent pas ...
Profitant
de l'occasion, le Capitaine se pencha vers sa couchette, qui était proche,
faisant mine de vouloir s'y allonger ... Tout à coup, il se tourne vers la
gauche et, avant que le Second ait pu faire quoi que ce soit, il fonce vers un
sabord qui était resté ouvert malencontreusement ... Il fonce avec toute la
vitesse dont est capable un dément ... L'alerte est aussitôt donnée et chacun
court pour essayer de le sauver ...
_"En
ce qui me concerne, je cours jusqu'à la dunette puis, revenant vers l'arrière,
je cherche quelque chose à lancer par-dessus bord. Je ne trouve rien, puisque
tous les espars et toutes les pièces de bois ont été solidement arrimés. Le
bateau roule très fort. Alors, je jette un coup d'oeil par-dessus le bord :
_"Jamais
je ne pourrai oublier ce que j'ai vu ! _ Le Capitaine était allongé sur le dos,
sa tête et ses genoux sortaient de l'eau. Il montrait une vigueur surnaturelle
... Son regard sauvage de dément était terrible. Il fixait le bateau qui le
dépassait.
Il
semblait triomphant et ne paraissait pas du tout craindre de sombrer dans
l'éternité... Le navire filait dix noeuds, toutes voiles dehors ...
Immédiatement, les drisses sont larguées, le bateau pivote, les voiles battant
à tous les vents. On met le canot à la mer ... Au même instant, une vague nous
inonde ... Le canot est submergé, retourné ... Miraculeusement son équipage est
sauf, mais le Capitaine Searight, lui, a disparu dans le chaos et la fureur des
éléments.
_"On
ne pouvait rien tenter de plus ... Le bateau reprit le vent.
Cingles sur la mer …
L'attente sais-tu
Sans un mât
Sans un bruit
Sans un souffle la mer
Bleu profond vert
Longs cingles blancs
Et le soupçon
D'un dos basculant
Luisant
Frétillement filant
frénétique
Et
Sorti du néant
Mouvant
Gonflant
Nuage sur la mer
D'oiseaux grêlant
De dards de vif-argent
La mer crépitant
Et fuseaux d'acier bleu
Comme pierres les chutes
D'oiseaux noirs et blancs
Criant
Tisons emportés
De mort la vie jaillit
Lambeaux
Et le ciel déchiré
Ton sang
Battant
Cingles sur la mer
Sans un souffle la mer
Et le ciel dans la mer
Et l'angoisse
Diffuse
Dans la mer la lumière
Sur la mer
Dans l'eau le ciel
Glacis d'argent
Un voile au loin ligne
longue
Un oiseau
Seul
Rectiligne vol d'oiseau
Mais sais-tu l'attente
Coeur serré d'orage
Un voile au loin ligne
longue ...
*
Quant au navire,
il est irrémédiablement perdu …
_"
Il y a une demi-heure que je dors ... Un effroyable choc, soudain, fait bondir
tous les dormeurs de ce malheureux bateau ... Le Saint-Abbs vient de heurter un
récif de corail ! ... Il barbotte au milieu des écueils pleins d'écume ... Le
veilleur avait bien, une minute plus tôt, aperçu de l'écume qui moussait à
l'avant ... Mais il était bien trop tard pour éviter la catastrophe !
_"
Je cours vers l'arrière. Là-bas, la scène est consternante, même pour les
coeurs les plus fermes ... Des hommes courent sans raison, çà et là. Des espars
se brisent à hauteur de nos oreilles. Des lames colossales emportent tout sur
leur passage ... C'est une confusion invraisemblable ! La nuit est d'un noir
profond, qu'assombrit encore une pluie diluvienne ... Autour du bateau, on ne
voit plus rien ...
Que
l'écume blanche des rouleaux qui déferlent, se fracassent autour de nous avec
d'impitoyables rugissements. Le navire roule terriblement. Nous nous
cramponnons aux cordages pour ne pas être balayés par-dessus bord.
_"
Petit à petit, le bateau vire sur le récif. Sa proue se dirige face aux vagues.
Tout à coup, au moment où la coque est encore en travers, le grand mât, le mât
de misaine, le mât d'artimon, toute la mâture se brise et s'abat d'un seul
coup, avec un grand bruit. Le pont étant dénudé, le bateau présentant enfin son
étrave à la vague, les mouvements deviennent alors moins éprouvants.
_"Il
est minuit maintenant. Depuis deux heures, tous les passagers sont à l'arrière
... en pyjama ! Le navire est giflé par les vagues ... Chacune nous submerge,
chacune brise quelque chose en passant. Trempés, gelés, nous nous risquons à
quitter l'arrière et nous nous réfugions dans le salon. La nuit se passe en
discussions, en supputations quant à notre probable position géographique ...
Il semble bien qu'à ce moment-là, le capitaine et ses officiers l'ignorent
complètement ...
En
fait, ce n'est que beaucoup plus tard, que nous saurons sur quel récif nous
avons fait naufrage ...
Quant
au navire, il est irrémédiablement perdu. Il a talonné durement. Ses ponts sont
défoncés. Les cabines sont inondées et la quantité d'eau qu'il y a dans les
cales montre qu'à l'évidence le fond du navire est éventré. La terre est donc
notre seul espoir. Le matin l'éclaire et nous la révèle proche. Certains
désespèrent, d'autres, plus optimistes, conservent l'espoir...
_"La
conduite de l'équipage est parfaite : Tout le monde reste discipliné ... Mais
la nature impose ses lois : Je m'endors, rêvant sans doute d'un sort meilleur.
Je dors jusqu'au matin.
_"
Terre ! " crie quelqu'un ... Juste au moment où nous nous réveillons ...
Ce cri est accueilli comme une véritable bénédiction : L'espoir revient avec le
petit matin!
_"
Là ... Nous en sommes sûrs ... Presque sous le vent ... On distingue, sans
erreur possible ... L'ombre d'une petite île basse.
Dans
la lumière encore pâle, elle semble couverte de roseaux ou de bambous que
surmonteraient leurs fleurs, comme de grands panaches...
Lorsque
le soleil disperse les brumes matinales, on apporte les longues-vues ... Il
apparaît clairement qu'il ne s'agit ni de roseaux ni de bambous, mais que
d'innombrables vols d'oiseaux de mer planent au-dessus de l'île, au ras du sol
... La lumière devient plus vive. Elle nous découvre une seconde île, plus
grande et plus haute, sous le vent ... Elle est un peu plus éloignée ...
_"
Nous avons fait naufrage entre ces deux îles, sur le récif qui court sans doute
de l'une à l'autre. Nous saurons plus tard que la plus petite est l'île Bird.
La plus grande est l'île Juan de Nova. Nous nous trouvons dans le groupe des
îles Farquhar, situé à deux cents milles au nord-est de Madagascar. Les rouleaux
se fracassent sur le récif et le submergent complètement à marée haute. De
toute évidence, aucun bateau ne saurait demeurer intact au milieu de semblables
déferlantes.
Les
vagues énormes, soulevées par les vents du sud-est et poussées jusque-là en une
course ininterrompue à travers l'Océan Indien, sur plus d'un millier de milles,
s'écrasent sur les écueils qui brisent leur course triomphante. Celui qui n'a
pas assisté à pareil spectacle peut difficilement imaginer leur déchaînement.
*
Et ce parfum de cannelle …
C'est une histoire d'amour
Acerbe créole
Nous ne pouvions que nous
éprendre
Nous prendre et nous
déprendre
Créole excessive
Rétive
Possessive
Terres griffées
Acérées
Toison râpeuse
Au vent des alizés
Onduleuse
Rocs bousculés
Ébènes veloutées
Luisantes
Chatoyantes
Fûts des gommiers
Érigés
Difficiles amours
Passionnées
Les champs incendiés
Soirs de mai
Amours brûlantes
Terres brûlées
Sentant le soufre
Le sucre vanillé
Flamboyants
Bougainvillées
Exacerbés
Et ce parfum de cannelle
Tambours
Tambours sourds
Des amours déchirées
Buissons crêpus
Cheveux tressés
Amante désirée
Ardente
Saccagée aux ouragans
Étreintes convulsées
Récifs brisés
Et les plages
incandescentes
De cendres
Ou de métal coulé
Azurs versicolores
Révulsés
Amours déchirantes
Condamnées.
*
Je peux t’affirmer que le brandy, le vinaigre et l’huile
n’étanchent pas la soif …
_"Après
avoir débarqué, nous avons tout notre temps pour explorer notre environnement.
C'est un tout petit îlot, très bas, rond et sablonneux. Il émerge de très peu
au-dessus de la mer ... Il est évident que nous n'avons aucune chance d'y
trouver une source ... Au sud-ouest, il y a quelques buissons rabougris. Ils ne
suffisent pas à nous protéger du soleil, mais c'est auprès d'eux que nous
établissons notre camp.
_" Nous ignorons notre position exacte.
Nous savons pourtant que nous nous trouvons dans la zone des alizés ... Par
conséquent, nous avons très peu de chances d'avoir de la pluie.
La
mousson du sud-ouest, plus au nord, souffle sur les côtes de l'Inde, chargée de
lourdes pluies ... Par contre, nous n'avons aucune préoccupation en ce qui
concerne la nourriture : Nous n'avons qu'à nous baisser pour ramasser les
oiseaux et leurs oeufs !
_"
Ces oiseaux appartiennent tous à la même espèce ... Ce sont des sternes je
pense, car les fous sont plus gros. D'ailleurs, nous trouverons aussi des fous,
plus tard ... Ils perchent sur les arbustes les plus gros de Juan-de-Nova. Nous
en mangerons également.
_"
Le manque d'eau ... C'est là que se trouve le danger le plus pressant ... Il
est à l'origine de nos plus grandes souffrances. La cargaison du Saint Abbs
était constituée en grande partie de spiritueux, de bière et d'huile. Il y
avait aussi des coupons de tissu. C'est grâce à tout cela que nous pouvons
survivre. Depuis que la coque du bateau a commencé à se disloquer, les caisses
de provisions s'échouent les unes après les autres sur le récif de corail et
beaucoup s'y brisent. Leur contenu, boîtes et bouteilles, peut alors être
récupéré dans les creux des rochers ...
Dès
que nous nous en rendons compte, nous commençons à chercher sur le récif, à
marée basse et à transporter sur l'île tout ce qui est mangeable ou buvable...
Nous collectons ainsi une petite quantité de vinaigre, d'huile, de confitures,
d'olives et même quelques précieuses bouteilles de Champagne ! Avec les pots et
les bocaux de confiture, nous constituerons notre batterie de cuisine, dès que
nous aurons réussi à faire du feu. Au début, et pour longtemps encore, nous
n'avons ni feu ni eau. Nous sommes obligés de dévorer tout crus les oiseaux et
leurs oeufs. C'est très peu appétissant car les oiseaux ont un goût de poisson
et de rance ...
_" Nos journées sont très monotones. Au
petit matin nous partons ramasser quelques oiseaux et des oeufs. Nous les
mangeons crus, arrosés d'un liquide quelconque, choisi parmi ceux dont nous
disposons. La distribution se fait en parts égales. Parfois il s'agit de
brandy, parfois de vinaigre, d'huile encore ... Un peu de champagne les jours
de chance ... Les fourrageurs vont jusqu'au récif et ramassent ce qu'ils
trouvent.
Pour
ma part, il m'est impossible de participer à ces expéditions car la plante de
mes pieds est déchiquetée par les blessures et chaque pas m'est une torture ...
Je suis donc délégué à l'approvisionnement ... J'erre aux alentours, je ramasse
des oeufs en choisissant ceux qui, bien que n'étant pas fraîchement pondus,
sont encore bons à consommer. Je m'occupe en faisant des fagots de bois sec,
dans l'espoir que nous pourrons faire du feu un jour ... Au retour de mes
camarades, nous mangeons les oeufs et puis nous faisons une autre distribution
de liquide ... Nous buvons dans une noix de coco ramassée quelque part.
_" Je peux t'affirmer que le brandy, le
vinaigre et l'huile n'étanchent pas la soif, bien qu'ils mouillent les lèvres
... Ils l'aggravent plutôt ! ... Nos souffrances augmentent donc sans cesse ...
Il nous faut de l'eau !
_" Quelques jours plus tard, notre sort
s'améliore un peu : Nous réussissons à faire du feu ! Nous utilisons pour cela
une lentille de longue-vue trouvée au fond d'une poche et dont nous nous
servons comme d'une loupe.
À
partir de ce moment, nous ne laisserons jamais notre feu s'éteindre et nous
l'utiliserons pour cuire nos aliments.
_" Nous ramenons du récif quelques grands
morceaux de tissu, puis deux énormes espars ...
Nous cousons les morceaux de tissu entre
eux : Ils servent à nous abriter pour la nuit. Les espars nous serviront à fuir
Bird, échappant ainsi à une mort de soif certaine ... Avec mon sac de clous,
j'ai également ramené quelques outils de charpentier. Il est donc possible
maintenant de construire un radeau rudimentaire. Le résultat de notre travail
n'est ni merveilleux ni très fiable, mais nous allons utiliser ce radeau pour
traverser jusqu'à Juan de Nova avec quelques provisions ...
_" Nous sommes six, sur l'île Bird. nous
formons un groupe un tant soit peu hétéroclite : Il y a d'abord le Capitaine,
un homme d'aspect assez peu engageant ... C'est le moins que l'on puisse dire
... Il est vêtu de culottes courtes qui lui arrivent aux genoux et d'une
chemise. Il s'est noué un mouchoir sur la tête.
Ce
personnage rustaud ressemble à un véritable pirate! Il a environ quarante ans
et personne ne serait surpris d'apprendre qu'il a été, dans le passé, débarqué
pour mauvaise conduite ... Il y a ensuite Massy, le charpentier du bord, qui
s'est sauvé à la nage, comme moi. Il est Écossais. C'est un homme calme,
réservé, mais il est dépressif et geignard ... Ce qui est excusable d'ailleurs
car il a laissé au pays une femme et des enfants. Le petit Français de Jersey,
Bouche, est le meilleur de nous tous : toujours gai et toujours plein de
ressources ... Il concocte des potages avec des herbes qu'il récolte: Il aurait
donné du goût à un fou, même si cela avait été possible ! Le Hollandais, Harry,
est d'un naturel très violent. Il raconte des histoires extraordinaires à
propos de son histoire personnelle ... À l'en croire, il a été pirate, marchand
d'esclaves ... Mais je ne retiens de ses histoires que ce que je crois devoir
en retenir ... Il y a sans doute dans tout cela plus d'imagination que de
réalité. Lui aussi est venu à la nage ... Le matelot Edge est un homme honnête.
C'est un Cokney de bonne nature. Son vrai nom est Pearce.
_"Un
soir, on entend hurler :
Une voile ! "
Un volcan qui fume, au sud de Java …
Cent quarante-deux tonnes
Trois cents passagers
Cinq chaînes musicales dans
les accoudoirs
Des écouteurs en location
Champagne
Mais où est donc l'Himalaya
?
Après Calcutta les bouches
du Gange
Nervures de feuille de
platane
Deux mille mètres en
dessous
Chuintement des réacteurs
Doux
Loin derrière
Quelle heure est-il ?
Un volcan qui fume au sud
de Java
Chaînes d’îles et d'îlots
Puis le désert d'Australie
Couleur de rouille
New York la nuit
Les hight ways
Sont des arbres de Noël
Vous prendrez du saumon ?
Au Groenland
Ou sur la baie d'Hudson
On rêve d'ours blancs
De traîneaux
Et de Jules Verne
Température extérieure
vingt-trois degrés sous zéro
Neuf cents kilomètres à
l'heure
Route orthodromique
Quand tu vois les rochers
des Shetlands
Paris n'est plus qu'à une
heure
Mesdames et messieurs
Ladies and gentlemen
Le commandant de bord et
son équipage espèrent
Que vous avez fait un bon
voyage
Nous vous recommandons de ne
pas détacher vos ceintures
Avant l'arrêt complet des
moteurs ...
Chanson …
- «
Si le ciel est bleu,
- mon
garçon
- Si les fleurs
parfument le vent
Siffle un
air joyeux,
mon garçon
Prends
ton sac
et va t’en »
Je chantais, sur les sentiers de Galice …
Alors
on prend Le Chemin ... On le prend même à deux parfois ... Souvent ? ... On
marche à deux sur les sentiers, on s'arrête aux mêmes gîtes ... On marche
rarement du même pas et l'un marche devant l'autre, par nécessité, par
habitude, par convention ... Tout simplement, on marche à quelques centaines de
mètres l'un derrière l'autre parce qu'on n'a pas en tête, au même moment, les
mêmes chansons, les mêmes images, les mêmes pensées, les mêmes prières ...
Je
chantais, sur le chemin d'Ostabat, ou bien sur l'ancienne voie ferrée qui
conduit de Saint-Palais à Arbouet ... Je chantais un refrain parfaitement
stupide qui revenait en moi du fond de mon enfance ... L'aurais-tu écouté sans
te moquer ? ... Et toi, si tu avais eu envie de réciter les psaumes ou les
litanies, en aurais-je fait miens les rythmes et les intonations ? ...
Souvent,
c'est à l'étape que l'on se rejoint, au moment où l'on pose le sac et où l'on
s'étire ... Mais l'on ne s'est pas perdu de vue ...
On savait que l'autre était là ... On
savait que l'on se retrouverait ... N'est-ce pas ainsi que l'on s'achemine?
Mais
que dire de celui qui marche seul ? ... Sans doute avait-il quelque chose à
retrouver, ou encore quelque chose à fuir ... Il marche, celui qui veut, tout
simplement, redonner à son corps l'importance qu'il avait perdue au fil des
jours, de chaise en fauteuil, de banquette en banc, strapontin, tabouret ... Il
marche, celui qui veut sentir ses poumons se gonfler, s'emplir d'air vif,
d'odeurs d'herbes, de fleurs, de ruisseaux, de troupeaux ... Il marche, celui
qui veut entendre siffler le gypaëte barbu, celui qui veut entendre tomber la
noisette, celui qui veut entendre sonner les clarines, aboyer les chiens,
résonner le bronze du haut des clochers, chantonner la Joyeuse entre ses deux
rives ... Ah ! La Joyeuse ! ... Est il un plus beau nom pour une rivière ? ...
Mais la Bidouze m'enchante aussi ... La Bidouze au gué de Kinkil ! ... Je suis
tout prêt à m'émerveiller encore de l'autre côté des Pyrénées ... Et pas
seulement aux noms de Roncevaux ou de Pampelune ... "Pampelune, à sept
kilomètres derrière la lune !" ...
Le
dos est douloureux peut-être, les pieds font mal, les muscles sont raides aux
mollets ou dans les cuisses ... Le corps fonctionne et, ma foi, il fonctionne
bien ... Raideurs, certes, douleurs ... Mais mon corps fonctionne: C'est la
meilleure nouvelle depuis longtemps... Je n'entends plus parler des
catastrophes que diffusent quelque part, sans arrêt, bien entendu, les postes
de télévision, les postes de radio, les téléphones sans fil ou avec fil ... Je
n'ai pas rencontré de téléphones portables sur Le Chemin ... Pas encore.
_
" Prends-en un, me dit-on souvent ... C'est une sécurité ... Imagine ...
Marchant seul quelque part ... Tu te fais une entorse, tu fais une chute, tu
tombes malade ..."
-Je
résiste encore ... Avec un téléphone portable, aurai-je toujours l'indépendance
nécessaire pour chanter à pleine voix "Les Filles de La Rochelle"
lorsque j'en ai envie, ou bien pour réciter "La Ballade des Pendus" ?
... J'ai récité la "Ballade des Pendus" sur la route d'Orsanco ... Je
veux pouvoir me la réciter encore sur les sentiers de Galice ...
Il eut fallu savoir lire
dans cet alphabet oublié …
L’angoisse ne s’était pas
encore infiltrée
Dans les artères de la
ville
Nous n’avions pas encore
appris la peur
Le volcan avait prévenu
pourtant
Il eut fallu savoir lire
Savoir lire dans cet alphabet
oublié
Savoir lire les racines de
feu gonflées
Les plumetis de cendres
La déroute des serpents
Savoir lire aux veines des
ruisseaux
Les accélérations
Les changements de couleurs
On ne nous avait pas appris
la méfiance
Maman Rosa partit chercher
son pain
Comme chaque matin
Coiffée de son madras
Son panier à la main
Quelques-uns étaient montés
voir
Ce qui se passait là-haut
L’Etang-Sec était plein
d’eau rouge
En son milieu un cône noir
Crachait des fumées
Paisiblement
Mon Dieu mon Dieu
Que l’océan sait être bleu
Les voiliers en attente
Dodelinaient
Il eut fallu
Savoir lire les battements
d’ailes du coq
Qui ne savait plus quoi
chanter
C’était à huit heures du
matin
Huit heures et deux minutes
très exactement
À la cathédrale de la ville
Le bronze a fondu
Les carillons se sont tus
Nul ne saura jamais leur
plainte
Ni leur cri
Là où ton pied se pose
prends garde
Tu marches sur la cendre
des os brûlés
Murs noircis
Sans toits
Sans poutres et sans
chevrons
C’était à huit heures du
matin
Huit heures et deux minutes
très exactement
Les amours se sont
étranglées
Dans un monstrueux orage
C’était à huit heures et
deux minutes très
exactement
Et le verre a fondu
La ville a flambé
La rivière a bouillonné
C’était à huit heures et
deux minutes très
exactement
Le huit mai mille neuf cent
deux
Et la terre tremblait
La rue Monte-au-Ciel s’est
fendue
La nuée a dévalé
Les barriques ont éclaté
Dans les rhumeries et sur
les quais
Noirs cumulus roulant se
déroulant
Explosions de colères
rouges et jaunes
Plages noires
L’océan seul vivant encore
Recouvre des carcasses de
navires
morts
C’était à huit heures du
matin
Huit heures et deux minutes
très exactement
Un dimanche du mois de mai
Un jour de premières
communions
Encens
Brassards et mousselines
blanches
C’était à huit heures du
matin
Huit heures et deux minutes
très exactement
Le huit mai mille neuf cent
deux
A huit heures et deux
minutes très exactement
Et les mots à jamais se
sont tus
- « Sur votre gauche, vous pouvez apercevoir les glaces du
Labrador …
_"
Le Commandant Dulac et son équipage sont heureux de vous accueillir à bord de
ce vol qui nous permettra d'atteindre Santiago du Chili en 10 heures. Nous vous
prions de ne pas fumer pendant le décollage et d'attacher vos ceintures."
Presque
banal, maintenant, le voyage sur un avion de ligne. On part pour Bangkok, pour
San Francisco, Pékin ou Abidjan, Zanzibar ou Tokyo. Julien Viaud, dit Pierre
Loti ne fait plus rêver, avec ses amours de Constantinople, ses histoires de
geishas, ses expéditions vers les temples d'Angkor. On voyage en Boeing 747,
avec son mari, ses enfants, son maillot de bain dans le sac de sport que l'on a
rangé dans un casier ad hoc, à porte basculante, dominant les sièges et les
hublots. L'air que l'on respire est filtré, pressurisé, aseptisé. Les moquettes
du couloir et les moulures en plastique beige velouté qui ornent les parois
sont apaisantes et douces. L'hôtesse a la voix flûtée en toute occasion. Les moteurs
chuintent avec régularité, un peu comme si l'on se trouvait assis dans le
T.G.V. On finit par ne plus les entendre. On boit : On boit de la bière, du
vin, du whisky, sur des glaçons. On lit, ou plutôt on parcourt les pages des
revues, garnies de photographies. On dort, ou bien, les écrans déroulés, on
regarde les images d'un film au scénario plus ou moins sirupeux. Des buses
réglables vous projettent un courant d'air frais. Vous les orientez comme il
vous plaît. Les impatiences des petits sont calmées par des cahiers de
coloriage.
_"
Sur votre gauche, vous pouvez apercevoir les glaces du Labrador."
On
incline le buste un peu, détachant pour cela, au besoin la ceinture. On regarde
par la vitre du hublot. Elle est là, la banquise, immense et toute petite à la
fois, rayée, bouleversée par endroits, étincelante ... On a des souvenirs de
Jules Verne, on a entendu parler des esquimaux et d'Amundsen, du Commandant
Charcot peut-être, plus sûrement de Paul Émile Victor. C'est fascinant, la
banquise !
C'est
merveilleux, un voyage en avion. Allant vers Brazzaville, j'ai vu les dunes du
Sahara, courant les unes après les autres, toutes semblables les unes aux
autres et pourtant si différentes ... Le visage de Charles de Foucault,
barbiche au menton, coeur sacré sur la soutane blanche ... Les méharées de
Bournazel, le miel, la myrrhe et l'encens, la caravane des Rois Mages, l'or de
la Reine de Saba marchant à la rencontre de Salomon ... Le Sahara, c'est une
merveille ! ... Mais on l'a trop vu à la télévision, à l'occasion des rallyes
automobiles se dirigeant vers Dakar.
Entre
Sydney et Perth, j'ai survolé le désert d'Australie: Le Sahara est jaunâtre, le
désert d'Australie est rouge, réellement rouge, et parfois rouge sang. Il
semble sans bornes, océan cramoisi entre deux océans monotones à force de
bleus.
Était-ce
aux alentours de Java ? ... Un volcan surgissait de la mer, un cône parfait, et
dont le sommet fumait. Inhabitable ... Et d'abord, comment pourrait-on en
escalader les pentes ? Superbe !
_"
Sur la droite de l'appareil, vous pouvez apercevoir les premiers contreforts de
la chaîne de l'Himalaya. À gauche, sous l'appareil, les bouches du Gange
..."
La
chaîne de l'Himalaya ! Sommets étincelants dans la lumière ... Le sherpa
Tensing et Sir Edmund Hilary, le "Premier 8000" ... Les yacks et le
Yéti ... Le " Toit du Monde " ! ... Sous le ventre du Boeing, le
delta du Gange s'étale comme une feuille dont le limbe aurait disparu : Il ne
resterait que les nervures. Dans le tiroir de mon bureau, très loin en Europe,
je garde une feuille de banian. Elle m'a été donnée, il y a très longtemps,
fixée sur une carte comme on en offre pour présenter ses voeux. On n'en a
conservé que le réseau de nervures. Le delta du Gange est un bijou, un
médaillon de filigranes finement ciselés.
Les
falaises de Victoria des Seychelles, de granit micacé cranté, les atolls des
Tuamotu, semblables à des anneaux d'oreilles, les archipels sous le vent,
vertes pelouses prises dans des lacis de courants d'opale, dans des corbeilles
de corail versicolores. Le ruban boueux du Mékong. Les sommets, les plateaux et
les vallées de la Cordillère des Andes, entre l'Argentine et le Chili, vastes
étendues de neiges immaculées ... À l'approche de Puerto Montt, les couches de
nuages éblouissants et , émergeant des nuages qu'ils percent, les sommets des
volcans, le volcan Osorno et ses frères, fumerolles ... Ah! L'arrivée, de nuit,
au-dessus de la ville de New-York : Les avenues éclairées, comme des quais et
des jetées dans un océan de ténèbres, les guirlandes d'un paquebot qui va,
s'éloignant, les fleuves de rubis et de diamants allumés par les phares des
véhicules sur les routes ! ... Arrivée nocturne à Dubaï : Étendues noire des
déserts, hautes flammes des torchères, sur les derricks des exploitations
pétrolières ... Le tapis d'Ispahan !
_" Nous approchons de notre destination.
L'appareil va bientôt commencer à entamer sa descente. Le Commandant Dulac et
sont équipage espèrent que vous avez fait un agréable voyage. Ils vous prient
d'éteindre votre cigarette, de relever le dossier de votre fauteuil et
d'attacher votre ceinture. Ils espèrent vous revoir bientôt sur les lignes
desservies par notre compagnie ..."
Je chantais, sur le chemin d’Ostabat …
...
Sur les sentiers il y a de la place et l'espace n'est pas encore à conquérir.
On n'y rencontre pour limites que celles de ses propres forces, celles des
distances à parcourir, celles des pentes à gravir ... Encore faut-il ne pas se
faire trop d'illusions : A l'arrivée au gîte, à la fin de l'étape, il se pourrait
que vous ne trouviez pas de place pour dormir ... En général cela s'arrange
paraît-il.
Vous
prenez votre retraite, ou bien, cette "retraite," on vous l'a imposée
... Ou encore l'avez vous reçue comme un cadeau, comme le moyen de "vivre
enfin" ... Avez-vous bien réfléchi à ce qui vous attend peut-être, dans
votre quotidien le plus intime ? _ Cette femme que vous avez épousée par amour,
que vous avez entourée de toute votre tendresse et qui vous l'a bien rendue ...
La connaissez-vous bien ? ... Vous l'embrassiez au matin, sur le front ou bien
sur la joue, avant de sauter dans votre voiture pour aller au bureau ... Le
samedi vous plantiez quelques clous, tourniez quelques vis, colliez quelque
papier-peint ... Ou bien vous manipuliez le sécateur et le râteau ... Elle
était là, préparait la tarte ou le rôti ... Le dimanche, vous l'emmeniez à la
campagne ou bien au cinéma ... Les enfants ont quitté le nid : On ne les voit
pas très souvent ...
_
Caricatures d'un autre temps ? _ Voir ! ... Et puis, votre épouse serait-elle
une femme "active", votre couple un ménage "moderne" ... Ce
serait pis encore : Vos activités et celles de votre femme ont été si intenses,
si souvent personnelles, que les pensées de chacun sont devenues étrangères à
l'autre et que tout à coup chacun découvre que son conjoint n'est pas ce qu'il
croyait :
_
" Tu aurais bien le temps, maintenant que tu es en retraite, de passer
l'aspirateur ou de nettoyer les vitres ... "
_
"Oui, certes, j'en aurais bien le temps ..."
_"
Et puis ne pose pas toujours ta brosse à dents n'importe où ... Accroche ton
imperméable dans la salle de bains pour qu'il s'égoutte ... Essuie tes pieds
sur le paillasson avant d'entrer ..."
Vous
l'aimez tout autant. Vous saviez que ce serait ainsi ... Ce que vous ne saviez
pas, c'est que vous, vous ne pourriez pas, d'un seul coup, comme cela, changer
vos habitudes et votre façon d'être ... Faire un effort ? _ Bien entendu, vous
voulez bien faire un effort ...
Alors
on prend Le Chemin ... On le prend même à deux parfois ... Souvent ? ... On
marche à deux sur les sentiers, on s'arrête aux mêmes gîtes ... On marche
rarement du même pas et l'un marche devant l'autre, par nécessité, par
habitude, par convention ... Tout simplement, on marche à quelques centaines de
mètres l'un derrière l'autre parce qu'on n'a pas en tête, au même moment, les
mêmes chansons, les mêmes images, les mêmes pensées, les mêmes prières ...
Je
chantais, sur le chemin d'Ostabat, ou bien sur l'ancienne voie ferrée qui
conduit de Saint-Palais à Arbouet ... Je chantais un refrain parfaitement
stupide qui revenait en moi du fond de mon enfance ... L'aurais-tu écouté sans
te moquer ? ... Et toi, si tu avais eu envie de réciter les psaumes ou les
litanies, en aurais-je fait miens les rythmes et les intonations ? ... Souvent,
c'est à l'étape que l'on se rejoint, au moment où l'on pose le sac et où l'on
s'étire ... Mais l'on ne s'est pas perdu de vue ... On savait que l'autre était
là ... On savait que l'on se retrouverait ... N'est-ce pas ainsi que l'on
s'achemine ?
Mais
que dire de celui qui marche seul ? ... Sans doute avait-il quelque chose à
retrouver, ou encore quelque chose à fuir ... Il marche, celui qui veut, tout
simplement, redonner à son corps l'importance qu'il avait perdue au fil des
jours, de chaise en fauteuil, de banquette en banc, strapontin, tabouret ... Il
marche, celui qui veut sentir ses poumons se gonfler, s'emplir d'air vif,
d'odeurs d'herbes, de fleurs, de ruisseaux, de troupeaux ... Il marche, celui
qui veut entendre siffler le gypaëte barbu, celui qui veut entendre tomber la
noisette, celui qui veut entendre sonner les clarines, aboyer les chiens,
résonner le bronze du haut des clochers, chantonner la Joyeuse entre ses deux
rives ... Ah ! La Joyeuse ! ... Est-il un plus beau nom pour une rivière ? ...
Mais la Bidouze m'enchante aussi ... La Bidouze au gué de Kinkil ! ... Je suis
tout prêt à m'émerveiller encore de l'autre côté des Pyrénées ... Et pas
seulement aux noms de Roncevaux ou de Pampelune ... "Pampelune, à sept
kilomètres derrière la lune !" ... Le dos est douloureux peut-être, les
pieds font mal, les muscles sont raides aux mollets ou dans les cuisses ... Le
corps fonctionne et, ma foi, il fonctionne bien ... Raideurs, certes, douleurs
... Mais mon corps fonctionne : C'est la meilleure nouvelle depuis longtemps
... Je n'entends plus parler des catastrophes que diffusent quelque part, sans
arrêt bien entendu, les postes de télévision, les postes de radio, les
téléphones sans fil ou avec fil ... Je n'ai pas rencontré de téléphones
portables sur Le Chemin ... Pas encore.
_"
Prends-en un, me dit-on souvent ... C'est une sécurité ... Imagine ... Marchant
seul quelque part ... Tu te fais une entorse, tu fais une chute, tu tombes
malade ..."
-Je
résiste encore ... Avec un téléphone portable, aurai-je toujours l'indépendance
nécessaire pour chanter à pleine voix "Les Filles de La Rochelle"
lorsque j'en ai envie, ou bien pour réciter "La Ballade des Pendus" ?
... J'ai récité la "Ballade des Pendus" sur la route d'Orsanco ... Je
veux pouvoir me la réciter encore sur les sentiers de Galice ...
Que
signifie " se ressourcer" ? _ J'ai lu beaucoup de livres traitant de
pèlerinages et parlant du Chemin de Compostelle ... J'ai même lu celui de Paulo
Coelho ... Il a eu le succès que l'on sait. Je ne l'ai pas beaucoup aimé : Que
vient faire ici cette histoire ésotérique de secte et d'épée ? Je ne prends pas
Le Chemin pour me faire Chevalier de l'Ordre du Sépulcre ou de celui des
Templiers ! ... Mais si ce livre vous a plu ... Quel droit aurais-je à le
critiquer ? _ Est-ce que je n'écris pas "Le Chemin", avec des
majuscules, moi-aussi ? ... N'est-ce pas, ainsi, reconnaître le mythe ? _ C'est
"Le Chemin Majuscule" pour nous-autres, occidentaux : Celui qui s'est
ouvert aux alentours de l'an mil, celui dont les abords sont semés, depuis
mille ans, de chapelles, d'oratoires, d'églises, de sanctuaires, de gîtes,
d'hôpitaux pour les pèlerins, de hameaux tout entiers habités par les
"donats", ces hôtes consacrés au soin des passants ...
L'oratoire
de Soiartz, en haut de sa colline, est propice à la contemplation. Le chemin
qui, de là, conduit jusqu'à la chapelle Saint-Nicolas d'Haranbeltz , caché sous
un feuillu de chênes rouges, ramène à la méditation. Chaque pierre de la draille,
chaque borne, chaque ornière, chaque gué et chaque pont font revenir en mémoire
la foule des pèlerins cheminant depuis un millénaire ... C'est cela aussi, que
vous êtes sans aucun doute venu chercher, pèlerin : La file continue des hommes
et des femmes allant par monts et par vaux ... On cheminait beaucoup autrefois:
Avez-vous oublié les brassiers qui allaient, la faucille à la main, la fourche
sur l'épaule, les bergers meneurs de troupeaux, les colporteurs trimballant
leurs éventaires, les pénitents, les fantassins, les prophètes ?
Toute
l'Europe a marché. Les chemins de Compostelle partent, à vrai dire,
d'Amsterdam, aux Pays-Bas, d'Arhus, au Danemark, de Gdansk, en Pologne, de
Budapest, en Hongrie, de Zagreb, en Croatie, de Naples, en Italie, de Lisbonne,
au Portugal, de Glasgow, de Londres et de Dublin, passant par le Mont-St.
Michel, par les ports de la Gironde, par ceux de Galice. C'est au sein de cette
cohorte de marcheurs, de pèlerins de toutes nationalités, de tous âges, de
toutes statures et conditions que vous allez prendre place, mettant vos pas
dans les leurs ... Vous allez les retrouver partout, leurs pas, marqués aux
parvis des églises, imprimés aux pentes et aux cols, au long des rivières et le
long des champs ... C'est pour cela aussi que vous allez prendre Le Chemin ...
...
Vous le prendrez, c'est tout à fait certain ... Pour retrouver vos racines,
pour vous ressourcer, pour retrouver votre famille de tous temps et de tous
lieux. Vous chercherez aux façades la coquille, la statue au carrefour, la
borne au coin du bois, la marque de peinture laissée là par ceux qui sont
passés devant ... Elle vous évitera l'égarement. C'est cela aussi, le
cheminement : La recherche de la marque, marque de l'autre, marque dans le
temps, marque dans l'espace, marque de l'homme, marque de Dieu.
...
Car il en est encore qui marchent pour Dieu ... Est-il un marcheur qui va pour
autre chose que pour Dieu, au bout du compte? ... Se "ressourcer",
qu'est-ce que cela veut dire ? ... Ce serait , me dit-on, "retrouver ses
racines", retourner à "l'essentiel", dépasser les contingences,
dépasser les modes, dépasser l'image, les mirages , outrepasser l'instant ...
Quelles racines autres que celles qui plongent dans la terre des sentiers et
des champs, dans les cailloux des vignobles, les fissures de la roche ? ...
Quelles racines autres que celles qui plongent dans les âges ? ... Quelles
racines, autres que celles qui se diversifient dans les familles et dans les
peuples, dans les nations et dans l'espèce ? ... Quelles racines, autres que
celles qui, à rebours, conduisent aux origines, expliquent ce qui paraît
absurde, font chanter les désespérés ?
Il
n'y a pas ceux qui marchent par esprit sportif, ceux qui le font pour chercher
une paix fugitive, d'autres, qui marchent pour s'enfuir, ni encore ceux, qui
seraient les seuls vrais pèlerins, les seuls purs : Ceux qui marchent pour
trouver Dieu au long des vallées, dans le haut des collines, tout au fond
d'eux-mêmes ... Je suis intimement et fermement persuadé que nous marchons tous
pour tout cela, tout à la fois ... Et si nous disions, tout simplement, que le
pèlerin marche... pour "être" ... Tout simplement pour être. D'autres
trouvent sans doute ailleurs le moyen d'exister ... Constatons que dans ces
années de fin de millénaire, il y a de plus en plus de pèlerins sur les
sentiers ... Cessons de nous demander pourquoi ils marchent ... Ce n'est que
très rarement sans doute parce qu'ils croient vraiment que le sarcophage de
pierre de Jacques-le-Majeur, flottant sur les océans, poussé par les vents,
porta jusqu'en Galice le corps décapité de l'apôtre ...
_
Et si c'était vrai malgré tout, cette histoire d'apôtre du Christ venu là,
jusqu'aux confins de ce qui était alors le monde connu ? A qui ôterez-vous le
droit de rêver et de croire ?
La grand’vergue est en ivoire
Les poulies en diamants
La misaine est en dentelle
La grand’voile en satin blanc …
Je
pensais en effet que, si nous venions à chavirer, ceux qui savaient nager
parviendraient peut-être à redresser l'embarcation et à poursuivre le voyage
... J'avais vu faire des pêcheurs de mon pays, dans des cas semblables : Ils
guettent une grosse vague ... Au moment où elle déferle, elle imprime une
secousse au bateau, ce qui chasse une partie de l'eau qu'il contient...
Ils
se précipitent de l'autre bord, opèrent un mouvement de bascule qui permet de
vider le reste ...
_"
Cette nuit fut encore plus angoissante que la précédente. Seul Dominique, le
Maître d'équipage, avait le précieux talent nécessaire pour barrer en attaquant
les lames au bon endroit. Mais, vers minuit, il vint une vague si rapide, si
inattendue, qu'elle le fit choir au fond de la chaloupe et qu'elle nous inonda
... Ce ne fut qu'un même cri, terrifié ... Avec beaucoup de mal, dominant de la
voix le tumulte , je réussis à faire reprendre la barre par le Maître
d'équipage et à faire écoper l'eau par les autres. La situation empirait
d'instant en instant : Les jointures du bateau avaient été ouvertes en
plusieurs endroits sous les coups de boutoir de la mer. Nous avions en
permanence six pouces d'eau au-dessus du plancher, quoi que nous fassions pour
écoper ... La panique fut portée à son comble : L'éventualité d'un sacrifice
humain fut à nouveau mise sur le tapis ... Cette horrible proposition fut repoussée.
À l'aube, chacun rendit grâce à l'Eternel.
_" Vers midi, une nouvelle observation
nous situa par 2°59 de latitude sud. La même ration que la veille fut
distribuée. Au milieu du jour, le temps s'était mis au beau, mais,
malheureusement, les vents s'étaient mis à nous pousser vers le Sud ... Avec
des vents pareils ...
(
Et il était à craindre qu'ils ne perdurent) ... Nous n'avions plus aucune
chance d'atteindre les Seychelles. Tout le monde se repentit alors de ne pas
avoir suivi mes conseils lorsque j'avais proposé de mettre le cap sur les
Maldives ... La côte d'Afrique, elle, se trouvait à une telle distance que
l'idée de l'atteindre ne nous vint même pas à l'esprit ... Je fis maintenir le
cap à l'Ouest.
_"
À huit heures du soir, il tomba un grain.
Nous abattîmes les voiles, les
détachâmes de leurs vergues, puis nous les étendîmes sur le pont pour recevoir
la pluie ... Ce que nous avions recueilli représentait à peu près la valeur de
quatre bouteilles. Nous versâmes précautionneusement cette eau dans le pot.
_"
Quant à nous, Monsieur ... C'était vraiment une grande pitié que de nous voir
aspirer de tous nos pores cette humidité, ouvrir la bouche pour y recevoir
quelques gouttes, et lécher nos vêtements avec avidité ...
Ah
! Notre sort était bien affreux et notre soif était bien grande !
_"
Le cinq août, à cinq heures du matin, le vent cessa de souffler, aussitôt, nous
couchâmes les mâts que nous avions remis en place la veille au soir. Nous nous
mîmes aux avirons, mettant le cap au sud pour monter en latitude. Je fus parmi
les premiers à prendre les avirons, avec le Second et quelques passagers.
Ensuite, à tour de rôle, chacun se mit à ramer de bonne grâce. Un passager, un
seul, refusa de ramer, prétendant ne pas savoir s'y prendre parce qu'il ne
l'avait jamais fait ... Je lui demandai de se placer auprès d'un rameur et, au
moins, d'essayer de l'aider ... Il refusa de nouveau ... Je lui dis résolument
que, puisqu'il ne voulait pas nous aider, il nous était impossible de garder
parmi nous une personne aussi inutile qu'embarrassante ... Je le menaçai de le
faire jeter à l'eau ... À l'instant, il saisit un aviron, et s'en débrouilla
aussi bien que les autres !
_"
Notre observation de midi nous donnait une augmentation de quatre milles en
latitude. Monsieur Lesage procéda à la distribution d'eau ... Chacun en reçut
un boujaron. On tua deux moutons, dont le sang fut recueilli dans un pot que
vidèrent avec avidité plusieurs personnes. La chair fut partagée de façon
équitable. On la mangea crue.
-"
Malgré ces périls et malgré ces angoisses, l'amour parvenait encore à trouver
sa place. Mademoiselle Palmas était très attachée à Monsieur Moreau, notre
Second ... Nul ne l'ignorait. Bien qu'elle fût elle-même très affaiblie par la
faim, je la vis obliger celui-ci à accepter la moitié de sa ration d'eau et la
moitié du pain qu'elle avait reçu.
_" Monsieur Moreau repoussa cette offre,
mais je crus cependant devoir intervenir dans ces délicats débats en déclarant
que quiconque recevait une ration était tenu de la consommer ou de la restituer
à Monsieur Lesage afin d'augmenter la part commune.
_"
Nous recevions parfois du ciel quelques secours inespérés ... Des poissons
volants, poursuivis par des bancs de bonites ou des dorades fendant l'air et,
heurtant nos voiles, retombaient dans le bateau ... Ils devenaient, de droit,
la propriété de celui qui s'en saisissait le premier. Ce soir-là, c'est moi qui
fus favorisé : Un fou s'était imprudemment posé sur l'espar qui nous servait de
gouvernail _ Je réussis à l'attraper _ J'en bus le sang et je partageai la
chair avec le Maître d'équipage.
_"
Le six, le temps était beau et nous avions gagné 38 minutes en latitude depuis
la veille. Monsieur Lesage nous distribue notre ration d'eau et notre part du
troisième mouton, que nous avions tué et qui fut mangé cru comme les deux
premiers.
Le
manque de sommeil nous faisait cruellement souffrir. Après beaucoup d'essais et
avec beaucoup d'efforts, nous avons fini par trouver une solution ... Tout le
creux du bateau était occupé par les marins et les passagers, le tillac l'était
par les femmes et les enfants ... Sur les trois bancs de l'arrière nous étions
installés : trois des passagers, le Second, le maître d'équipage qui tenait la
barre et moi-même. Les jambes repliées, le dos sans appui, nous étions obligés,
pour soulager l'inconfort de notre posture, d'appuyer notre tête tantôt sur les
genoux du voisin, pendant qu'il posait la sienne sur notre dos, tantôt de nous
étreindre à bras-le-corps comme lorsqu'on s'embrasse et de placer notre tête
sur l'épaule l'un de l'autre. Pitoyable repos, continuellement troublé,
interrompu sans cesse, à chaque secousse infligée par les vagues à notre bateau
! Aussi nous faisions d'affreux cauchemars ... Tant d'affreux cauchemars que
l'insomnie nous paraissait encore préférable au sommeil !
_"
Le sept le temps était toujours beau. Les vents étaient toujours favorables. En
frottant deux morceaux de bois l'un contre l'autre, nous réussîmes à faire du
feu ... C'était un événement considérable ! Nous apportâmes tous nos soins à la
conservation du feu.
_"
Il fut placé dans la seule marmite que nous possédions. Nous l'alimentions avec
le bois que nous arrachions aux caissons de la chaloupe. Nos deux petits
cochons furent immédiatement saignés et débités en tranches. On les fit cuire
en les appliquant sur les parois extérieures de la marmite.
_"La
joie revint parmi l'équipage. Elle releva quelque peu leur moral, que tant de
calamités avaient abattu. Je vis un marin tirer sa pipe, qu'il avait conservée
précieusement, et la fumer avec un plaisir que seul un fumeur peut comprendre
... Nous n'étions pourtant pas au bout de nos aventures ...
_"
Le Second fit une plaisanterie à destination de l'un des passagers au sujet de
ses appréhensions, puis de grands éclats de rire se firent entendre : Quelques
matelots, après avoir fait accroire au cuisinier qu'on allait être obligé de
manger de la chair humaine, essayaient de le persuader qu'il serait sacrifié le
premier à cause de sa fonction :
_"
Un cuisinier, disaient-ils, est à l'avance moitié cuit !"
_"
La tête lamentable du pauvre diable et son burlesque effroi avaient déclenché
cette surprenante gaîté.
_"Le
huit au matin ... Triste devoir... Il nous fallut jeter à la mer le corps d'une
jeune négresse, morte d'inanition. Son corps avait à peine touché l'eau que
nous eûmes la douleur de le voir dévorer par un requin énorme qui nous suivait
depuis quelques jours déjà ... Peu de temps après, nous fûmes pris dans les
grains. Nous espérions recueillir de l'eau en assez grande quantité pour ne
plus avoir à souffrir de la soif ... Hélas ! _ Malgré tous nos efforts, nous ne
réussîmes à en recueillir que trois ou quatre bouteilles !
_"
Dans la journée, le vent passa à l'est. Il devint très violent. Je faisais
gouverner au sud-ouest, un quart ouest. Nous nous trouvions par 4°1 de
latitude. Cette route nous menait aux Seychelles.
_"
La mer était forte, nous embarquions beaucoup d'eau par-dessus les plats-bords.
J'estimai que cela ne devait pas nous empêcher de porter nos deux voiles
hautes. Nous ressentions en effet le besoin de faire cesser nos souffrances,
que chaque heure rendaient de plus en plus insupportables ... Nous préférions à
la prolongation de cette souffrance le risque d'une mort subite.
_"Il
nous avait été facile de mesurer la latitude, que la hauteur du soleil nous
donnait. Il n'en était pas de même pour la longitude ... Nous pensions, et cet
espoir était assez général, que nous allions bientôt arriver ... Quelques
passagers impatients se hasardaient même à déclarer que nous pourrions bien
avoir dépassé notre objectif, ce qui aurait effectivement pu se produire si
nous n'avions été sur la bonne latitude ... Je tentai de les ramener à la
raison, mais l'un d'eux, Monsieur Le Moulec, s'entêtait dans son erreur et
contribuait ainsi à abattre le moral des autres. J'eus quelques paroles dures
et, ... folie dont nous avons ri plus tard ... nous ne trouvâmes pas mieux à
faire que de nous provoquer en duel: Nous croiserions le fer dès notre arrivée
à terre !
_"
Vers la fin de la journée, il fut beaucoup question du brick le
"Courrier", lequel devait être parti des Seychelles peu après nous.
Certains rêvaient d'une rencontre avec lui. En pleine nuit, nous fûmes soudain
réveillés par des cris :
_"
Navire ! Navire ! "
Notre
joie fut
aussi vive que vite dissipée.
Chanson
Il vente …
Il vente …
C’est le vent de la mer
Qui nous tourmente …
Encore une île à la dérive …
À la sonde
Plus de fond
Une île encore
S'en est allée
Jamais
Au grand jamais
Je ne saurai son nom
Nous rangeâmes un matin
Un beau matin de juin
Nous rangeâmes une île
À notre vent
Or nous courions
Depuis si longtemps
Ô ! Si longtemps
Tant d'océans
Et tant de brumes
Et tant de vents !
Bâbord amures
Et bord sur bord
Petite voilure
Ô ! Si longtemps !
Tant de fièvres
Et tant de faims !
À notre vent
Des bois
Des champs
Des boeufs passant
Ô ! Si longtemps !
Oui, si longtemps !
À la sonde
Plus de fond
Encore une île
À la dérive
S'en est allée
Jamais
Au grand jamais
Je ne saurai son nom
Tu marches sur les os du temps …
La ville tragique
a disparu dès le premier tournant. Le mas qui gère la manade se nomme le mas
des bernacles. Passent canards en vol. Fleurissent les aigrettes blanches. Le
héron est aussi immobile qu’un bois mort. Va ! Passe les ponts ! La
voie solitaire rectiligne est sûre : Un fossé à droite, un fossé à gauche,
des barrières et des clôtures. On a fauché les roseaux. Il pleut, ou plutôt il
bruine, et cela suffit sans doute pour laver les avant-hier sur ton visage et
sur tes mains. Tu pars vers des aubes plus anciennes, sans doute pour de
nouveaux lendemains. Va ! D’autres sont passés avant toi, beaucoup
d’autres, et d’autres encore passeront, sac au dos, le cœur ouvert. Tu n’es pas
d’ici, va donc voir ailleurs !
Où donc, si ce
n’est là-bas où se dresse je ne sais quoi de blanc, château d’eau peut-être, ou
bien silo ? … Un clocher encore ? Dans cette contrée fluviale,
bateliers et rouleurs ont bâti des sanctuaires de pierre. Allons, va, longe les
canaux de béton, traverse ponts et passerelles. Ce n’est point là ton
domaine : Ici se sont établis les marchands de fruits, marchands de
céréales, marchands de vin. Tu n’es pas établi : Va plus outre dès demain,
dans le petit matin ! … C’est toujours au petit matin que s’ouvrent les
fleurs.
Tu chemines sur
les os du temps, anguleux et durs. La borne milliaire n’est pas une limite,
elle compte les pas… Il faut la dépasser, elle est là pour ça. Les chars
romains ont creusé de profondes ornières sur les dalles, autre mesure du
temps ! Il faut remonter encore plus avant, fouler les thyms en fleurs,
les romarins, passer entre les près où piaffent les chevaux gris, longer les
ruchers actifs, les vergers empanachés … Essaie de ne pas trop approcher la
blessure de l’autoroute, évite les contrées envahies par les zones
industrielles et commerciales et, si tu dois cependant t’y aventurer, fais-le
en chantant. Cela fait partie du jeu, cela et le goudron… On finit par s’en
extraire, va !
Mais la ville est
là, monstrueuse, sillonnée en tous sens par des véhicules clos de toutes
formes, de toutes tailles, bruyantes et sourdes. Vois ce qu’il y a à voir, peu
de choses au reste, mais certaines admirables. Le plus vite possible, sors de
là.
Je sais qu’un
enfant assoiffé est passé par là. Il a échappé aux pendaisons et aux
fusillades. Ses poches sont pleines de cailloux et ses poings sont fermés. Sale
gosse ! Il a usé ses semelles sur les ossements qui jonchent tous les
chemins du monde, crachant vers le ciel des blasphèmes et des injures :
Autant de cris d’amour ! Il va droit devant, marchant vers des palais de
cristal que l’instant détruit l’un après l’autre, dès le franchissement des
portes : Tordeur de chaînes, porteur de torche, allumeur d’images … As-tu
vu le lac bleu dans la vallée ?
Au long de
l’étroit sentier, il t’a bien fallu pousser devant toi les moutons égarés,
jusqu’à ce qu’ils trouvent dans la clôture le trou qui leur a permis de rejoindre le troupeau. Va ! La
gourde est vide, mais tu finiras bien par trouver de l’eau !
Il y a plus de
mille ans, le Diable a construit le pont… L’eau … L’eau et le temps ont creusé
les falaises, gorges, gouffres, précipices. Combien de millions d’années a-t-il
fallu pour que le fleuve en rut, saison après saison, s’enfonce dans ces
cavernes et dans ces grottes ?
Ô cascades claires, ruissellements, bouillonnements, brillances,
éclairs, calmes et brusques mouvements ! Dans la fente du roc, l’homme a
bâti le sanctuaire … Faut-il y croire ? … Ô, touristes, promeneurs
traînant les pieds, montant la ruelle en mangeant des hamburgers ! Sous la
voûte très ancienne, des vierges chantent des vêpres solennelles.
Les chemins en
lacets montent aux falaises. Les caillasses roulent sous les pas ?
Ah ! Le lézard vert serti sur la dalle de craie ! Immobile, les yeux
d’or, paupières battantes, ocelles bleus sertis de noir … Mon frère le lézard
aux flancs haletants … C’est rêver ! Il faut pourtant que tu montes.
Ivresse da ns le ciel où moutonnent les
collines vertes pressées. Le lac te regarde encore ; Il faut aller plus
haut, plus loin, remonter l’espace et le temps. Ici, il reste des tertres de
pierres empilées. Il faut aller ailleurs.
Pointe sonore du bâton…
Pur. Ah !
Pur ! Où, dans la roche ; où, dans le ciel ; où, le pur
diamant ? Sur le tranchant des pierres, que l’on nous conduise aux déserts
du sel, aux portes des monts de cristal !
Asphodèles,
épines, le goût du fer et de l’anthracite à la fois … Pur et seul, et
chantonnant tout bas des chansons très simples, des chansons d’innocents.
Ah ! Très pur ! Lame claire !
Ce sera ensuite
pays plus humain et plus civilisé, plus tendre. Il se révèlera sous la pluie.
Après l’essor des flèches et des ogives, c’est retour vers le sol par l’arcade
romane, vers le cœur de l’homme, retour sur soi. Marche dans tes pensées … Les
terres sont peignées, apprêtées, les forêts ne sont plus les mêmes. Contrastes
des couleurs… Ors des colzas … Vert frais des semis de maïs ou de blé, glauque
des forêts de mélèzes puis ceux, plus légers, des bois de hêtres ou de chênes …
Bruns et rouges des labours minutieux … Pour l’instant, la terre est à sa
première toilette ? Ô, formes de l’esprit, semblables à ces jardins japonais,
où à ces cloîtres d’antan, toujours peignés, toujours ratissés de neuf ! …
Caque chose à sa place et la place pour
l’esprit ! Méditation, promesses de fenaisons très belles, de lourdes
moissons, d’abondantes vendanges …
Puis c’est encore
une très vieille cité, que domine sa cathédrale, vaste vaisseau dont la proue
laboure depuis cinq siècles les mêmes vagues de pierre au flanc de la colline.
Cité chargée d’histoire et de houles, garderas-tu la piété ? … En ce
dimanche de printemps, un archevêque consacre un prêtre nouveau. Rare
cérémonial, par les temps qui vont ! Pourpres, ors, blancs immaculés,
onctions et chants … Le nouveau vicaire nous enseignera-t-il la jolie fleur de
l’ancolie, celle du « dicentra spectabilis », dite « cœur de
Marie ? Saura-t-il, par la création, nous conduire au Créateur ? Ô,
Seigneur, donnez-nous des poètes et des prêtres, donnez-nous des poètes qui
soient des prêtres, donnez-nous des médiateurs, des intercesseurs, des
introducteurs ! … Ô, que le prêtre nous apprenne à voir ! … Mais,
pour nos enfants, y aura-t-il encore des prêtres, y aura-t-il encore des
poètes ?
Dans les travées
de la cathédrale, exceptionnellement remplies, se presse une foule de
vieillards. Les officiants sont plus vieux encore, quoique nombreux. Nos
enfants connaîtront-ils encore les noms des Saints, les noms des fleurs, ou
bien inventeront-ils d’autres voies, d’autres chemins ? … Il est temps
encore, mais que l’anabase, vite, s’accomplisse ! Que l’on assure la
fondation de villes neuves et pures !
De la vieille
cité, il te faudra sortir encore. Tu reprendras le chemin que les pluies ont
noyé. Tu peineras, tu glisseras, tu chuteras. Un matin, pourtant, le voile se
déchirera, le nuage s’ouvrira. Alors, au détour d’un champ, à la sortie d’une
forêt, à la crête d’une colline, au sortir d’une pensée surprise, la beauté de
toute une chaîne de montagnes encore couronnées de neige se manifestera,
remplie de lumière. Elle s’impose à l’évidence. On ne la discute pas ?
Ombres et clartés … On admire !
Peut-être bien
que tu auras alors trouvé ce que tu cherchais dans ce long voyage ?
Marcheras-tu
jusqu’au champ des étoiles ? Qu’y trouverais-tu, autre qu’une très vieille
légende ?
- « Eh !
Qu’importe ! … Croire ou douter, c’est exactement la même chose, après
tout, n’est-ce pas ? … Seule l’indifférence est impie.
CHANSON
La meilleure façon de marcher,
Qui doit être la nôtre
C’est de mettre un pied devant l’autre
Et de recommencer …
On se met en quête de nouveaux paradis …
Ayant
perdu, (et l’on commence à penser que c’est pour longtemps) ... Ayant perdu la
manne que représentaient les “retombées” du Centre National d’Expérimentation
Atomique, ce pays ne sait quoi imaginer pour étancher sa soif de devises.
C’est
que l’on ne se résout pas aisément à redescendre la gamme, quand on a pris
l’habitude des grosses voitures !
On
se met en quête de nouveaux Paradis, qui ne seraient plus seulement de fleurs,
de fruits, de fougères et d’oiseaux.
En
ce moment les édiles semblent rêver aux épopées anciennes des Caraïbes ou de
certaines cités d’Amérique du Sud. On souhaiterait qu’ils n’oublient pas que
les pluies de dollars de La Havane se sont résolues en pluies d’orages et en
longs purgatoires. Il en fut de même aux pays de l’argent et de l’étain.
Il
est des signes qui inquiètent, annonciateurs de ces sociétés à deux vitesses
qui ne survivent que grâce à la trique et aux “Tontons Macoutes”.
À
Tahiti, on ne fouille pas encore dans les poubelles. Elles débordent sur les
trottoirs pourtant ... (Il paraît que ces “débordements sont dûs à des jeux de
“haute finance !” )
Il
n’y aurait là qu’anecdote, si ce n’était affaire de durée. mais d’autres signes
sont plus inquiétants. On ne les discerne pas tous encore, mais on peut en
énumérer quelques-uns.
En
ce moment, nous apprend le journal , « Un navire fend les flots, quelque
part, ayant équipage de “bandits manchots” à destination de Tahiti. »
-“ Vous savez bien, les machines à sous !”
On
discute aussi d’une exonération des droits de douane pour l’importation de
chevaux de course : Des trotteurs qui devraient “renforcer l’attrait des
Réunions Sportives”. Les guichets de l’hippodrome sont informatisés. On
implantera le P.M.U. ( Vous pourrez, de Tahiti, jouer aux courses à Longchamps
! )
Rappelons
que, déjà, tout Tahiti gratte, gratte ... Jusqu’à l’écorchure ! Et l’on invente
encore de nouveaux jeux de “ cartes à gratter” ... Le dernier a pour nom le
Joker. Le Loto se porte bien, merci !
Moorea
construit un delphinarium, malgré les cris ( assez faibles ...) des
bien-pensants.
-”
Tahiti Millionnaire !”
Et
la bière ? _ Ça coule, ça coule !
Le
« H » ? - ça pousse ! ( Ici on l’appelle pakalolo).
Les
tripots ? - Ça tripote.
Et
le “Roi” ? Il va, il va ... Il est allé accueillir trois yachts de luxe qui
sont arrivés hier.
Les
petits Tetuanui attendent les “retombées économiques”. On parle d’une “ère
nouvelle”.
Le
grand luxe, vous dis-je ! Vous pouvez, si le coeur vous en dit, louer un de ces
yachts pour un million la journée ... Un million pacifique, s’entend, soit
cinquante cinq millions de francs français ... C’est-à- dire, pour une seule
journée, environ quinze mois de salaire d’un Tetuanui ... Certains de ces
bateaux battent pavillon britannique. Mais cela ne veut pas dire grand’chose.
Tout ce qu’on a dit, c’est qu’ils appartiennent ... à des particuliers.
-”
Mais pourquoi le “Roi” est-il allé les accueillir? ... En quelque sorte, au nom
du Peuple Tahitien ?”
-”Il
fait des vœux pour qu’il y ait des miettes à ramasser ...”
-”Mauvaise
langue !”
Y
aurait-il, dans le monde, quelque chose qui effraie les propriétaires de
bateaux de luxe... opérations “Mains Propres”, ou bien risques de guerres ou de
révolutions ... quelques relents de cocaïne encore ?
À
propos ... ( Mais pourquoi disions-nous à propos ?) Monsieur Wang, ce pauvre
Monsieur Wang, vous avez entendu dire ? Sa villa sur les hauteurs de Los
Angelès ... Elle aurait été très abîmée par le dernier tremblement de terre ...
Sa piscine, même, aurait été fendue !
CHANSON
Vent frais
Vent du matin
Dans le vent, le sommet des grands pins
Joie du vent
Qui chante
Allons dans le grand vent …
Vous qui savez
tant de choses …
Nos vaisseaux ayant
descendu le cours des fleuves
Avançaient dans une plaine
immense
Nos amours nous portaient
Que nous ne connaissions
pas
Désirs de fruits et de sel
Soifs
Pour un million d'années
Nos certitudes immuables
Éclosions de lueurs
Aux indes étaient les îles
Des souffles tièdes nous
poussaient
Carènes de navires invulnérables
Comprenez-vous bien cela
Vous qui déchiffrez les
portulans ?
La toile de nos voiles
était taillée dans nos rêves
Maîtres de l'immensité
Ô douceur !
Ivres d'images nouvelles
Toute foi toute confiance !
En vérité ce furent des
millions d'étoiles
Des comètes en pluie
Des milliers de soleils et
des milliers de lunes
Poissons étincelants
Myriades d'oiseaux
jaillissant des flots
Tous plumages toutes
couleurs
Dans nos sillages vibraient
des cordes de cristal
Mozart chantait à l'étambot
Nous maintenions le cap
Avançant vers nos fiancées
Lignes bleues des
araucarias au ras des flots
Éblouissements du corail
Palmes
Sables et floraisons de
l'océan
Porcelaines diaphanes dans
le creux des vagues
Irisation des verreries
Saveurs de nos vins !
De grandes fleurs très
étranges flottaient entre deux eaux
Mauves et laiteuses
Mais au resserrement des
détroits nous cherchions
Des effluves plus suaves
encore
Les parfums d'autres épices
Souffles de cannelle
Haleine de la cardamome
Encens musc cire et benjoin
Girofle poivre tamarin
Au long des plages du
santal et du piment
Des caravanes charriaient
du sucre et du gingembre
Des coupons de damas et de
brocarts
Des paniers pleins de
perles ou bien d'écaille
Les matins allumaient des
couleurs de verrières
Et les soirs déroulaient
des tapis somptueux
Sur l'écran du ciel parfois
s'épanouissaient des pavots
Ô nous en avons vu des
crêtes chargées de neige
Des glaciers et des volcans
Des dunes jaunes et des
terres rouges
Des anémones et des lys !
Auréoles d'amarante
Iris vallées de pivoines
Les pollens répandus en
poudre d'or
Ont célébré nos passions
Nous rêvions de papillons
De coquilles et de nacre
Les océans roulaient des
rubis
Des diamants et des saphirs
Émeraudes et pierres de
lune
Nous quittions les îles
l'une après l'autre
Leur laissant les prénoms
de nos femmes de nos amours
Caroline Thérèse Lucie
Dominique
Chacune un lotus posé sur
la mer
De fastueux banquets nous
ont été offerts
Chansons de harpes de
violes et de flûtes
Musique de chalumeaux
trompes et tambours
Nous allions toujours
suivant la Croix du Sud
Alpha du Centaure
Ou le navire Argo
Qui nous eût appris que des
tempêtes
Allaient déchirer notre
voilure
Abattre nos vergues briser
notre mâture ?
Allez donc savoir quand et
comment
Nous entrâmes dans cette
lagune qui se meurt !
Nous voici pourrissant
Vapeurs de fièvres qui
rôdent fétides
Fades odeurs des
moisissures
Chairs humides feuillages
gras
Anthuriums inquiétants
balisiers
Improbables orchidées
Dans les sargasses de la
tourbe et de la vase
Sous de lourdes frondaisons
Étranges respirations
Nous n'apercevons que
serpents
Salamandres sauriens
Animaux de toutes tailles
Bardés de cuir ou bien
d'écailles
Aux figures surprenantes
Il serait bien hasardeux de
les décrire ici !
Comprenez-vous cela
Vous qui savez tant de choses ?
CHANSON
J’ai trois vaisseaux
Dessus la mer jolie
J’ai trois vaisseaux
Dessus la mer jolie
Et ri et ran
Ran pataplan
Dessus la mer jolie …i …e
PRIÈRE
Adieu compagnons
Vous qui gisez là
Et retournez à la poussière
Adieu tabellions,
souverains, rémouleurs
Hautes Dames et crémières
Tonneliers
Gueuses et tripières
Charpentiers
Dentellières et bourgeoises
Brassiers
Soldats ou capitaines
Tailleurs de pierres
Truands tire-laine
Compagnons adieu
Par le vautour sur son
orbite
Par la brebis à tête noire
Par le berger à la patte
des trois chemins
Par le bœuf blond dans la
vallée
Et la palombe effarouchée
Par la cicatrice au droit
de la colline
La claire fumée d’un
écobuage saisonnier
Par la rocaille
La pierraille
Par la truite du torrent
La violette et le genêt
Par les traces des pas sur
les dalles de schiste
Et par les ombres sur le
mur au couchant
Vignes noires griffues
Vieux sorciers de l’olivier
Flèches, clochers
Façades ornées de blasons
depuis longtemps engloutis
Campagnes vides
Depuis plus de mille ans
Voici l’étranger passant
Arborant ses coquilles
Le chercheur de lumière
Le porteur de désir
Soyez-lui favorables, compagnons
Il n’a d’autre chanson
Que celle même
Que vous chantiez autrefois